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L’origine de son prénom reste aussi incertaine que la vie extra-terrestre. La mère voulait l’appeler Raoul. Selon la version la plus probable, c’est lors d’émotives lectures devant les mousquetaires aventures du vicomte de Bragelonne dévorées dans l’attente de la délivrance, qu’elle aurait attrapé l’idée raoulienne.
        Mais la mère et l’accidenfant au nez bien droit et aux oreilles bien-collées-pas-comme-son-papa sont encore à la maternité pour dix jours. Coincée ! C’est le père, sur le chemin de la mairie qui décide — certainement pour empoisonner sa mère, mais aucun témoin ne peut le certifier — de déclarer un autre prénom. Il pense à Limane, une rencontre exotique datant de son régiment.
        Le secrétaire des registres civils, un homme qui a de la culture folklorique et de la langue dit « Nieman, hum hum ! Personne ? Cela peut-être tout le monde… », et ajoute après avoir relevé les yeux vers le déclarant « C’est très bien. » « C’est bien », aurait répondu le père du garçon. S’il y a un fait avéré dans cette prépitaphe d’étrange augure, c’est que le préposé inscrivit Nieman d'une belle écriture de pleins et de déliés.
        Fait à noter, Nieman ne pleure plus la nuit en sortant de l’Hôtel-Dieu. Le garçon sera bien élevé. Selon une autre légende familiale colportée par la mère, une seule fois à vingt jours, il hurle dans son lit. Son père monte alors dans la pièce isolée à l’étage et au gré des narraversions, lui en colle une bonne ou lui assène un coup de poing, pas moins… et Nieman n’aurait jamais plus fait chier le monde. À voir !
 
Oh dur
Augure disions-nous,
Que nenni
Ô pur
 
Pure comme une fleur du matin
Une éclaircie sur le tableau noir, un peu d’air au fond de son trou
Une embellie comme un cœur d'enfant
Florence, son premier amour…
 
*   *
*
 
        Lorsqu’elle arrive en cours d’année, ils acceptent tout de suite qu’elle joue au jeu de la bidoche.
       Ce jeu ne regarde qu'eux trois. Dans un recoin du préau de l’école maternelle, Nieman a juré comme Hervé et Jerem's de conserver le secret. Florence aussi a juré. Qui sait comment la bidoche était désignée dans le trio puis le quatuor ! La bidoche ? Des grands diraient qu'elle est une prisonnière. Une prisonnière maline qui s’échappe la nuit pendant que les gardiens dorment. Au réveil, les gardiens-ronfleurs doivent courir au travers de l’immense cour de leurs cinq ans pour dénicher et capturer la bidoche. Que de merveilleuses et innocentes récrés à jouer ainsi avec Florence. Florence aime bien Nieman, et Florence… c’est Florence.
       Pour la sieste, ils font semblant de dormir et s'amusent ensemble. Les matelas des garçons et les lits pliants des filles sont ordonnés de part et d’autre d’une large allée. Leurs positions décalées d'un étage dans l’alignement ne les empêchent pas de faire rouler une bille entre les paillasses sur le linoléum au silence complice.
        Nieman aime la peau de Florence. Il voudrait se baigner dedans. Elle sent le propre du savon de Marseille. Fasciné, il respire le doux parfum de soleil et de lavande. Nieman est précautionneux avec ce propre tout fragile qu’il a peur d’abîmer. « Florence, Florence, Florence ». La paix des innocents dans son regard rêveur, il débaroule sur la chevelure dorée et se fond dans les boucles virevoltantes comme des fleurs au vent.
       Florence est également la cavalière de Nieman pour la préparation du spectacle de printemps. Elle l'aide à ne pas se tromper pour la danse. Sa gentillesse… Nieman est apaisé. Lorsque Florence se casse la jambe en dévalant une piste de ski, sur le plâtre il dessine comme les petits, deux bonshommes-patates qui se donnent la main. Pour Nieman, Florence est juste parfaite.
        Elle n'est pas exubérante à crier, à envahir, à tout savoir faire mieux que les autres. Elle est tellement calme et posée… pas comme lui qui passe son temps à se ronger les ongles ou à remuer la jambe avec frénésie, ou encore à se gratter et bien souvent les trois en même temps. Son père le gronde fort et pour qu’il arrête de raquigner son os, intervient avec ce qui lui passe sous la main. Il prend le Dauphiné Libéré — le journal local —, le roule et tape sur les doigts et des fois sur le coin de la gueule de Nieman en même temps. Cela dépend s’il vise bien. Sa mère dit que Nieman doit arrêter d’énerver son père.
        Non, Florence n'est pas ce genre d'excités.
 
*   *
*
 
       Ce samedi, une large estrade est montée au bas de la cour de récréation. Les hommes déplient les chaises et les tables municipales mises à disposition ; les familles s’installent en hâtant le pas pour profiter des dernières places à l’ombre des grands platanes. Des bandes d’enfants sarabandent sous les guirlandes qui décorent les festivités. Suspendus aux lampadaires par un simple lacet, les amplis couvrent le brouhaha d'une musique guillerette ; les barbecues fument de bonnes odeurs de merguez et de vacances. À l'autre extrémité de l'espace, le préau résonne des boîtes de conserve qui dégringolent pour la plus grande joie des as du chamboule-tout... L’école fête le printemps.
        Dans un coin de la salle de classe reconvertie en vestiaire, Nieman affiche un franc sourire. Il gesticule et piaffe, fébrile, presque fiévreux d’excitation pendant que sa mère ajuste les épingles du costume savoyard qu’il porte pour le spectacle. Dans l’euphorie, Nieman parle à sa mère de Florence, de ses cheveux comme des fleurs au vent, de ses yeux verts si jolis, de son sourire gentil, et comme elle court vite et comme elle est maline. Alors qu'il clame « elle sent doux et propre », sa mère pouffe.
 
     « Nieman est amoureux », annonce-t-elle le soir venu lorsque toute la famille est réunie autour de la table.
      Baoung scriiichhh, Nieman se craquelle comme un pare-brise sous le choc d'un gadin. Sa sœur compatissante lui prend la main.
       Son grand frère a loupé le début de l'histoire, mais il comprend que sa mère lamine le petit. Il veut sa part de gâteau. Il s'anime comme le badaud viandard juste après l’accident. « Il a fait quoi, maman ? » demande-t-il la bave au coin des lèvres.
       Sa mère répète les cheveux dorés, les fleurs au vent et les yeux verts en rigolant. Mimant les cornes avec son auriculaire et son index, le grand dadais tourne en boucle des « Il est amoureux » moqueurs qui hachent Nieman menu-menu.
       L’enfant balance ses mains sur ses yeux et colle ses petits bras contre ses oreilles. Tentative naïve et désespérée ; « il est amoureux-eux, il est amoureux-eux ».
       Nieman a beau dire que c’est pas-vrai-pas-vrai et pas vrai, pour mesquin que soit l’avilissement, le déshonneur est public.
       L’enfant scrupulpabilise de la chose et disparaît dans la débauche familiale. Il ne se voit pas, il ne se sent plus et ne commande plus rien. Carcasse inanimée, il s’absente dans la transparence… figé-crispé, même sa jambe a cessé de battre l’air à toute berzingue. La montagne d’ordures déjà entassées dans ses tripes est sur le point de péter la croûte… éruption, des bombes de magma noir comme la rage déchirent son crâne, sa laideur intérieure déborde, les larmes en fusion jaillissent : il pleure, la tête dans les mains.
        Son frère qui jubile l'agace maintenant en scandant « la fam' lè-teee la fam' lè-teee ». Il se prend une gifle sèche du père. « Arrête », crie celui-ci. Le grand commence à chialer. Nieman pleure déjà. Sa sœur pleure également. Face au drame qui prend de l’ampleur, le père remet de l’ordre en balançant un coup de coude dans les côtes du frère aîné. Personne ne s’aventure dans un impertinent reniflement ou couinement de plus. « C'est pas des femmelettes mes fils » se rengorge-t-il. Les mots de cadrage sont clairs.
 
       C'est la première leçon d'éducation sexuelle de Nieman.
 
*   *
*
 
        Enfoui sous ses couvertures, il pleure. Ni spasmes hoqueteux ni sanglots bruyants, il se laisse aller, invisible dans sa tanière. Il flotte dans cette source de larmes chaudes et réconfortantes.
        Il aimerait que Florence soit Duglimbule son nounours… Florence… cajolé par le doudou, moments de repos… Florence… Nieman renifle, se mouche, il sourit…
        Avec Florence, Nieman a vu le père Noël. Même qu’il a été le premier, c’est lui qui a crié pour appeler les autres à la barrière. Lorsqu’à sa suite tous les enfants caressent la barbe blanche et longue coulant sur le grand manteau gabardine, Nieman est le héros de Florence.
        Bien sûr, Nieman croit au père Noël malgré le peu d'efforts que son père fournit pour rendre crédible l'opération technique de livraison des cadeaux célestes. Devant les questions insistantes de l’aîné, son père décrète que le père Noël passe par la hotte d'évacuation des fumées et des odeurs de graillon de la cuisine. Au troisième étage de leur HLM de campagne, c’est évidemment inacceptable pour son grand frère qui objecte jusqu'à ce qu'il comprenne que c’est stop ou un pain dans la gueule.
        Ce jour-là, à côté de Florence, plus que jamais, Nieman croit au père Noël… « Mais faut vraiment être un crétin des Alpes pour mélanger un sale vieux clodo et le père Noël », et en additif à cette sentence sans appel, sa mère ajoute « En avril, en plus » en s'esclaffant de son rire grinçant. Perfide, elle insiste « Tiens, t’aurais dû lui demander des cadeaux pour voir à ton clodo ». Nieman s’est bien gardé de claironner que le crétin des Alpes, c’était lui.
        Le père Noël souriait et s’est montré très chic. Et Nieman, il ne sait même pas ce qu’est un clodo. Claire, la maîtresse, leur explique que ce sont des messieurs très pauvres, qui n'ont pas de chez eux et qui passent par le village au printemps pour descendre vers le soleil parce que sans maison, l'été sur la plage, c'est mieux pour eux. Claire dit également que Madame Châtaignier allume une bougie et laisse une soupe ou du pain et du chocolat noir sur le seuil de sa maison parce que les clochards — qu’il faut appeler des vagabonds — manquent d'argent pour manger. Mais cela, Nieman n'oserait jamais le suggérer à sa mère même s’il trouve que ce n’est pas juste que les clochards père-Noël n’aient pas à manger. Sa mère déteste donner. Alors à un « sale vieux clodo » !
        Nieman lui, aime les clochards qui n’ont pas de maison, qui vont sur la plage l’été et qui sont gentils. Nieman veut ne jamais oublier le père Noël d’avril. Aussi, il veut recommencer toujours les tours de garde auprès de la bidoche et les courses ventre à terre avec Florence, Hervé et Jerem’s à la recherche de l’évadée.
        Un matin avant le début de la classe, Nieman a demandé à Florence s’il pouvait toucher ses boucles. Elle a accepté en souriant.. Sa chevelure est douce comme la serviette cajoline de l’ourson dans la publicité qui passe à la télé avant le jeu du ni oui ni non. Ce qu'il adore, c'est faire rouler une mèche entortillée entre les coussinets de son index et de son pouce. Mmmm cette sensation !
        Couvée dans sa matrice, la mémoire stocke cette propreté à la lavande, du bout des doigts les cellules assimilent la souplesse des belles anglaises, la gaieté de cette cascade blonde. Il aménage un havre dans son cœur pour cocooner cette graine de paix.
        Florence, c'est sa fleur. Une fleur sans épine, une fleur délicate comme un coquelicot. Ces pétales de soie rouge écarlate qui palpitent à l’abri de son intimité, peut-être les préservera-t-il pour toujours? Protégés des cabossages, des estafilades et des coups de brute qui forgent la carcasse d’un homme dans ce recoin de civilisation.
       Ce n'est pas qu'il met des mots sur tout ça, c'est juste que sa vie avec Florence est simple. Lorsqu’ils s’amusent, qu’ils répètent le spectacle ou qu'ils jouent à faire rouler une agate aux filaments multicolores pendant la sieste, il se sent léger. C'est juste qu'il hume son odeur de tout propre en serrant Duglimbule contre lui pour s'endormir. C'est juste que les poils épais de son nounours sont douillets comme les boucles de Florence.
        Recroquevillé, son pouce dans la bouche, Duglimbule câlin dans ses petits bras, bébé repu de sa tétée, il s'endort blotti dans la douce-heure.
 
        Il se lèvera tout neuf, tout joyeux, impatient d'aller à l'école, impatient de jouer à la bidoche et de courir avec Florence.
 
*   *
*
 

Epilogue

        Florence déménage. Nieman l’apprend à la rentrée des classes en C.P. Florence sentait bon le savon à la lavande et le propre. Cet amour, c’est son secret. Il le chérit, bien caché tout au fond de lui.
        Oh bien entendu, certains adultes avec leur caboche qui ne sonne plus creux, des grandes personnes aux tempes grisonnantes et cheveux faibles, atteintes par l’âge de raison nonobsteraient ou moqueraient cette foutaise ! Au mieux, croiraient-elles l’enfantin béguin envolé avec le départ de la délicatesse florentine.
 
Mais désormais, mamies, papis, parents, tantes et oncles, en amies et amis, femmes et hommes de cœur, nous serons là pour leur rappeler les paroles adressées par le sage au peuple d’Orphalèse :
Vos enfants ne sont pas vos enfants…
Ils viennent à travers vous, mais non de vous.
Et bien qu'ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas…
Leurs âmes habitent la maison de demain, que vous ne pouvez visiter,
Pas même dans vos rêves.
Vous pouvez vous efforcer d'être comme eux,
Mais ne tentez pas de les faire comme vous.
Car la vie ne va pas en arrière ni ne s'attarde avec hier.
Merci.