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Au début, la maladie n’était qu’une rumeur. Des gens mouraient, là-bas dans les collines, d’un mal foudroyant et mystérieux mais cela ne changeait rien à nos vies rythmées par les aller-retours à l’école et les occasionnelles virées à la minuscule supérette pompeusement dénommée « Au Supermarché Le Bon Prix ».

            Les boys et les zamous nous racontaient ces histoires horribles d’hommes, de femmes et d’enfants décimés en quelques jours à peine, chez eux dans la campagne reculée. C’était toujours plus ou moins le même récit, à quelques détails près : les premiers symptômes et les douleurs, le doute et l’inquiétude grandissants, la visite chez le marabout, l’échec du désenvoûtement, puis le dispensaire, le manque de places, les frais d’hospitalisation, la souffrance, la mort d’un oncle, d’un fils, d’une sœur. A l’école, nous jouions à nous faire peur. Dès que quelqu’un toussait ou semblait un peu fébrile, nous l’entourions et le pointions du doigt en riant : « oh, il a attrapé LA maladie. » Mais au fond, nous savions bien que nous ne risquions pas grand-chose. 

            Un soir, un voisin s’invita à la maison pour l’apéritif et en profita pour annoncer à mon père qu’il avait congédié son boy et son zamou : « c’est ce que préconise l’ambassade - après tout, les employés de maison font le trajet tous les jours depuis les zones rurales, ils pourraient apporter le virus avec eux. Ils sont en contact avec les malades, là-bas au village, et on n’est pas encore vraiment sûr du mode de transmission ni même de ce que c’est exactement. Certains disent que c’est le choléra mais tout le monde n’est pas d’accord. En tout cas, les enfants seront vaccinés demain à l’école sous le grand préau, les gens de l’ambassade ont tout organisé en catastrophe avec les représentants de l’OMS. Tu comprends, quand une directive tombe de Paris, mieux vaut pas traîner à l’appliquer. »

            Mon père, médecin de formation, haussa un sourcil et répondit calmement qu’il ne s’opposerait pas à ce qu’on me vaccine, mais que cela ne servirait probablement à rien. Même en partant du principe que ce soit le choléra, le vaccin n’était pas absolument fiable. Et il promit de parler au boy et au zamou.

            Finalement, ce sont eux qui se présentèrent à lui : Denis voulait démissionner pour rester auprès de sa famille dans les collines. Il craignait désormais de les laisser seuls à la maison et redoutait par-dessus tout de finir par ne plus pouvoir rentrer chez lui car la police parlait d’installer des barrages pour endiguer l’épidémie.

            Papa lui calcula son compte et lui tendit une enveloppe de billets : « j’en ai rajouté un peu. Au cas où. Quand cette triste histoire sera passée et que vous reviendrez, vous ferez quelques heures supplémentaires pour me rembourser, c’est une avance sur salaire on va dire. »

            Denis saisit l’enveloppe des deux mains et s’inclina légèrement. Il murmura une bénédiction puis ramassa le petit baluchon contenant ses maigres effets, resté au sol pendant l’entrevue.

            Je l’accompagnai au portail, le cœur serré. J’aimais bien Denis et ses grimaces, Denis et ses chansons de Kadja Nin en swahili. Il me serra longuement la main ; ses yeux étaient embués de larmes. Il avait peur. Je le regardai s’éloigner sur la route poussiéreuse qu’il avait empruntée tant de fois. J’avais si souvent guetté son arrivée, les matins, avant de partir à l’école. La silhouette et le baluchon se firent de plus en plus petits puis disparurent à un tournant au niveau des grandes baies vitrées de l’ambassade d’Egypte.

            Nous ne l’avons jamais revu.

            Mais nous n’en savions rien à l’époque. Nous n’avions désormais plus de boy, c’est-à-dire plus personne pour s’occuper des tâches ménagères. Mon père me tapa sur l’épaule : « il va falloir ranger ta chambre toi-même maintenant. Et puis tu m’aideras à préparer les repas… Je vais beaucoup compter sur toi désormais. Pour l’instant il faut que je parle à Janvier, pour savoir ce qu’il veut faire. »

            Notre zamou, lui, n’avait pas le même point de vue : il était orphelin et, pour une raison qu’il n’avait jamais vraiment expliquée, il n’avait pas de famille, chose assez rare en Afrique. Il n’était pas marié et logeait chez un curé qui l’abritait en échange de quelques services à l’église. Au vu de la situation, il ne voyait plus l’intérêt de cette harassante marche quotidienne, il se sentirait plus en sécurité chez nous. Il ne demandait pas un supplément de paie, juste l’autorisation de pouvoir rester jour et nuit. Mon père accepta : « tu continueras ton travail de gardien de nuit, et la journée tu pourras te reposer dans la boyerie. Demain matin, tu rentreras prévenir le curé et ensuite tu viendras t’installer chez nous.»

            Finalement, nous nous accommodâmes assez bien de ces modifications de notre quotidien. La nuit, Janvier faisait le guet devant le portail comme à son habitude, et la journée il dormait sur une natte au fond du jardin. En fin d’après-midi, il s’asseyait dans un coin pour tailler du bois, s’affairait à entretenir les haies qui nous séparaient des jardins voisins ou encore à installer une clôture en matitis pour nous isoler de la route. Il n’aimait pas rester inactif.

            Je lui avais demandé si cela ne le dérangeait pas de dormir dehors, il m’avait répondu qu’il en avait l’habitude, il n’avait pas toujours vécu chez le curé… Et de toute façon il n’aimait pas la boyerie, cette petite dépendance à côté du garage comprenant une douche, un WC et juste assez d’espace pour poser une natte. Il se sentait (et il hésita à prononcer le mot) « closso-trophobe ».

            Un soir, après l’école, il m’appela et me montra fièrement le cadavre d’un serpent qu’il avait tranché net avec son coupe-coupe. Les deux morceaux frétillaient encore.

            « C’est un mamba noir. Un serpent des bananiers. S’il te pique, tu meurs. 

            - Menteur ! Il n’est même pas noir. C’est un mamba vert !

            - Non, c’est un noir, regarde, on le reconnaît à l’intérieur de sa gueule, qui est noir, viens voir… »

             Je refusai catégoriquement de m’approcher de la bête, qui, bien que morte, me paraissait encore vivante. Janvier se moqua gentiment mais n’insista pas.

            « Le curé n’aime pas que je dise cela, mais les mambas noirs sont un présage de malheur. Je ne sais pas ce que l’avenir nous réserve.

             - Cette maladie, tu crois que c’est le choléra ?

             - Je suis pas médecin… je sais même pas lire… Mais comme tout le monde, j’ai un doute. C’est trop terrible pour être le choléra.

             - Mais le choléra, c’est terrible.

             - Oui mais pas comme ça. Quand j’étais petit au village il y a eu le choléra, ça n’avait rien à voir, crois-moi.

             - Pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils ont les gens ?

             - Je préfère ne pas en parler. J’ai vu des … j’ai vu… des… écoute, tu n’as pas besoin de savoir. Tu es trop petite.

             - La maladie pourrait venir ici ?

             - Il faut espérer que non. Espérer et prier. Les marabouts sont impuissants. Le curé dit que c’est normal, mais moi je sais que les marabouts ont un grand savoir et d’immenses capacités. S’ils ne peuvent rien faire c’est très mauvais signe. La maladie, c’est comme ce mamba noir, si elle t’attrape… »

Et il fit le geste de se trancher le cou avec son pouce.

« N’y pense plus, on est mieux ici, à la ville, on est en sécurité. Regarde le bâtiment en face, c’est l’OUA. L’Organisation pour l’Unité Africaine. Ils ne laisseront jamais la maladie venir jusqu’à eux… c’est des gens importants, venus de toute l’Afrique, ils ont fait des études, ce ne sont pas de pauvres villageois dont la vie ne vaut rien. L’OUA, ils sont puissants, ils nous protégeront. Et il y a les musungus aussi, beaucoup de Blancs dans le quartier. On survivra. Avec l’aide de Dieu. Amen. »

            Quelques jours après cette conversation, le téléphone sonna alors que nous nous apprêtions à partir à l’école. Mon père décrocha. La conversation fut brève mais apparemment intense, car il pâlit et se mit à trembler malgré la température qui avoisinait déjà les 25 degrés à huit heures du matin. La semaine commençait bien…

« Pose ton sac. Tu n’iras pas à l’école aujourd’hui et jusqu’à nouvel ordre. Iñaki est allé au Soko acheter des légumes samedi, il a vu des cadavres. La maladie est en ville. Tant qu’on ne sait pas comment cette saleté se propage ni ce que c’est ou comment on la soigne, personne ne sort. L’ambassade a donné l’ordre de fermer l’école, tout le monde doit rester chez lui sauf nécessité absolue. Ils proposent de rapatrier les volontaires. Mais tu sais bien que je ne peux pas rentrer en France, mon chat, à cause de… enfin tu sais bien... on en a déjà parlé. Je peux t’envoyer à Marseille quelques temps chez tata Luce, si tu préfères, mais moi je ne peux pas partir.

             - Papa, si tu restes, moi aussi. Mais comment on va faire pour manger si on ne peut pas quitter la maison ? On va mourir de faim…

             - On a encore de quoi tenir quelques jours. Et puis on peut sortir, mais à nos risques et périls. Entre voisins, on s’organisera. Une personne ira faire les courses pour trois ou quatre familles. Si tant est qu’il y ait encore de la nourriture… il paraît qu’on ne trouve déjà plus de bouteilles de gaz. Je vais appeler Dirk.

             - Et si je ne peux pas aller à l’école, je vais devoir redoubler. Et je ne verrai plus mes copines… Et…

             - Mon chat, ne te fais pas trop de bile. C’est à nous, les adultes, de régler ces problèmes. Fais-moi confiance. Je vais voir ça avec Dirk et Iñaki. Allez, file, j’ai des coups de téléphone à passer. »

            De retour dans ma chambre, je m’assis sur le lit défait et me mis à compter machinalement mon argent de poche. Il n’y avait que quelques billets froissés, 500 francs en tout, de quoi me payer deux barres chocolatées à l’épicerie pakistanaise en bas de la rue.

            Si on ne peut plus sortir, je ne pourrai plus aller m’acheter mes petites douceurs… L’épicier est peut-être déjà en rupture de stock…

            Je me levai doucement et quittai ma chambre. Mon père, absorbé par sa conversation téléphonique, ne me vit pas me glisser hors de la maison et avancer jusqu’au portail. Janvier, qui somnolait sur une vieille chaise en métal, sauta sur ses pieds.

            « Qu’est-ce qu’il se passe ? 

            - Chut… Rien. Je vais chez le Pakistanais. Je reviens. Tu veux que je te prenne un Fruito?

            - Non c’est bon. Je vais aller dormir, quand tu rentreras je serai comme d’habitude sur ma natte au fond du jardin. » 

            Je me hâtai vers l’épicerie en regardant le moins possible autour de moi, comme prisonnière d’une superstition selon laquelle refuser de voir pourrait limiter les risques et me protéger du danger. Par chance, c’était ouvert et il restait des Twix. D’habitude je n’aurais pas acheté ces barres au goût passé et à moitié fondues : les Kit-Kat qu’il conservait dans son réfrigérateur étaient bien meilleurs, mais c’était tout ce qu’il restait. Je m’emparai de mon petit trésor sans oser regarder le caissier dans les yeux ni m’attarder à dévisager les rayons vides, et payai. Je fis un signe de tête pour remercier et quittai la boutique. Rentrer tout droit à la maison. Atteindre la sécurité du portail rouge et de la clôture en matitis.

            Quelque chose saisit mon pied.

            Je baissai les yeux et ce que je vis m’horrifia. Un petit garçon de trois ou quatre ans, les yeux exorbités et malheureux, me contemplait sans un mot. Il semblait tout droit sorti d’une de ces images de gosses qui meurent de faim, très loin là-bas en Ethiopie. Près de lui gisait une femme inanimée. Il avait une main sur son pagne et l’autre sur ma jambe. Je lui tendis mes Twix. Il ne les prit pas et continua à me regarder fixement. Mon attitude me parut ridicule et j’eus honte. Le pauvre gosse n’en avait pas après mes Twix, c’était évident. Il était perdu et désespéré.

            Le Pakistanais sortit de son échoppe :

            « Tsskk… Tocawe…. Dégage… Maudit, ce môme est maudit… Toca

            - C’est un enfant, presque un bébé. On ne peut pas le chasser comme un chien errant. Qu’est-ce qu’il va devenir ?

           - Qu’est-ce que j’en sais ? Est-ce que c’est même mon problème ? Il mourra, comme nous tous. Maintenant que l’autre est venue crever devant mon magasin, on est tous contaminés, pour sûr. Lui, toi, moi. Putain, quelle merde. T’approche pas de lui, il a la maladie, il était avec sa mère. Tocawe. Dégagez tous les deux, enfants de malheur. »

 

            Après cette tirade, il rentra dans sa boutique, ferma la lourde porte et je l’entendis pousser le verrou. L’épicerie venait de fermer. Il était neuf heures du matin.

Pourquoi ai-je quitté la maison ? Pourquoi j’ai fait ça ? Pour des Twix fondus ? Qu’est-ce que je vais dire à papa ? Si Janvier m’a balancée, papa va me tuer.

Je sentis à nouveau la petite main sur ma jambe. L’enfant avait-il compris les rudes paroles de l’épicier ?

« Est-ce que tu parles français ? »

Il ne réagit pas. J’aurais donné tout l’or du monde pour qu’il arrête de me dévisager silencieusement.

« Comment tu t’appelles ? »

Nouveau silence.

Qu’est-ce que je vais faire ? S’il reste là, il va mourir. Il n’a même pas la force de pleurer.

« Ecoute, c’est trop tard, ta maman est morte, tu comprends : morte. On ne peut plus rien faire pour elle. Elle est avec la mienne, au ciel, on ne les reverra plus jamais. Mais elle te regarde depuis les étoiles et elle veut que tu sois courageux. Tu vas venir avec moi. On va trouver une solution. Allez viens. »

L’enfant, même s’il ne parlait pas ma langue, finit par se mettre maladroitement debout après trois tentatives car ses jambes faibles refusaient d’obéir. J’essuyai la morve qui coulait de son nez et regardai autour de moi. Le rassurant portail rouge me semblait si loin désormais…

« Tu ne marcheras jamais assez vite. Je vais te porter. Faut qu’on se dépêche. »

Il me tendit ses bras décharnés. Si maigre fût-il, il était très lourd pour l’enfant que j’étais et j’atteins le portail au prix d’un effort démesuré. L’énergie du désespoir.

Je ne peux pas le montrer à mon père. Il a peut-être la maladie, mon père ne voudra pas qu’on le garde. Je vais le cacher dans la boyerie.

Je l’installai au sol, sur une natte, et lui fis signe de m’attendre, que j’allais revenir. Je rentrai à la maison. Mon père n’avait pas remarqué mon absence, il était toujours en conversation avec Dirk : « OK donc toi tu te charges des bouteilles de gaz, il y en a encore vers Gitega, Iñaki ira faire les courses à Dimitri, ils sont approvisionnés apparemment et sinon il y a aussi le magasin diplomatique en dernier recours, ils m’ont dit qu’ils feraient une exception vu les circonstances. Moi je scolariserai les enfants du quartier à domicile en attendant que l’école reprenne. Ils pourront venir chaque matin par les jardins, quelques haies à traverser, ça leur évitera de passer par la route. Et s’il y a besoin d’une consult’, évidemment vous pouvez compter sur moi. Sauf si… » Et sa voix s’étrangla.

            Dans la cuisine, je chipai deux tranches de pain et une Vache qui Rit puis délayai un peu de lait en poudre Nido dans un verre d’eau. Je rapportai mon butin au petit malheureux. Il ne toucha pas aux aliments mais but le lait avec avidité.

            « Tu en veux encore ? »

            Il hocha la tête. Je repartis en quête d’un complément et pris au passage dans ma chambre un livre d’images, deux petites voitures, une couverture et une poupée, celle que Janvier m’avait offerte le jour où il avait fait ses adieux au curé.

« Tiens. Tout ça c’est pour toi. Il faut que tu restes tranquille, je reviendrai, tout ira bien, tu verras. »

            Papa n’avait pas remarqué mon manège. Il était assis dans un fauteuil, dans le salon et avait pris sa tête entre ses mains. Il la releva en m’entendant arriver :

« Mon chat, il va vraiment falloir qu’on soit très prudents, qu’on n’ait aucun contact avec des personnes infectées. Les labos en France pensent que c’est une variété de fièvre jaune, sauf qu’on n’a pas de vaccin. Peut-être que tu devrais réfléchir à nouveau à ma proposition d’aller en vacances chez tata Luce… C’est joli, Marseille, mon chat. Il y a un port avec des bateaux. »

Et le petit ? Qu’est-ce qu’il deviendra, tout seul dans la boyerie ? Qui prendra soin de lui ? Et de toute façon je suis peut-être infectée, c’est peut-être déjà trop tard. Janvier dit toujours qu’on meurt par où on a péché. Ma gourmandise va me tuer. Et peut-être tuer mon père. Et Janvier. Et le petit. Je ne peux pas partir, contaminer tous les gens dans l’avion, à Roissy, dans le TGV, à Marseille. Je ne peux pas apporter la maladie à tata Luce comme un cadeau qu’on offre à son hôte.

« Papa, je te l’ai déjà dit, je reste. Tu ne peux pas rentrer en France, moi non plus. On a chacun nos raisons.

             - D’accord, mon chat. On y arrivera. On va faire très attention. On s’en est sortis tous les deux quand maman…

             - Oui, je sais. Ne t’inquiète pas. Je sais. »

Dans l’après-midi, j’allai rendre visite à mon petit pensionnaire. L’enfant semblait aller un peu mieux, le papier de Vache-qui-Rit traînait au sol, le pain avait disparu à l’exception d’un petit morceau tout mâchouillé, le livre était grand’ouvert à la page des pompiers et il jouait à faire rouler ses petites voitures dessus.

« Comment tu t’appelles ? »

Mais il persistait à ne pas parler.

« Je vais t’appeler Noro. Noro, en malgache, ça veut dire Lumière. Tu n’es pas malgache, je m’en doute bien, mais ma maman l’était. On n’a plus de maman, toi et moi. Mais on y arrivera quand même. On vaincra la maladie. Janvier dit que les Américains finiront par nous envoyer un remède. Il faut juste tenir bon. Et plus tard, quand ça sera fini, je te ramènerai dans ta famille. Tu comprends, Noro ? »

Il me sembla qu’il avait hoché la tête.

            Un nouvel équilibre se créa dans nos vies. Si Janvier avait remarqué la présence de Noro, il n’en fit jamais mention dans nos conversations et resta d’une discrétion absolue. Il n’allait presque jamais à la boyerie, préférant se laver au robinet du garage et faire ses besoins dans le fossé qui séparait nos haies de celles des voisins.

            Noro était d’un tempérament paisible, il ne pleurait jamais, se satisfaisait des aliments que je parvenais à chaparder et jouait avec ce que je lui apportais. Je lui offris mon doudou, celui que j’avais sur ma photo de naissance, et il ne s’en sépara plus, même pour dormir. Noro était en tout point un clandestin idéal : silencieux, facile à contenter, patient et calme. Je lui parlais doucement et il me répondait par des regards appuyés. Je ne réfléchissais pas à l’avenir, je vivais au jour le jour. Il fallait juste que personne ne découvre sa présence.

            Les matins, papa me faisait cours de maths et de français à partir des manuels de l’école, ainsi qu’aux enfants des voisins, des jumeaux qui étaient dans ma classe et une petite fille deux ans plus jeune. L’après-midi, chacun s’occupait comme il pouvait. Je passais le temps en lisant, en discutant avec Janvier quand il était éveillé et en rendant visite au petit. Je m’inventais des histoires, allongée sur mon lit : je volais dans une bulle bleue au secours des malades et je leur distribuais des médicaments.

            Cela a probablement duré deux semaines, peut-être trois, on ne se rend pas bien compte du temps qui passe quand on est enfant.

            Un matin, au réveil, je ne me sentis pas très bien et refusai de quitter mon lit. Mal à la tête, de la fièvre, des courbatures.

« Mon chat, est-ce que tu as fait quelque chose dont je ne suis pas au courant ?

             - Papa, qu’est-ce que j’ai ?

             - Si on était en France, je dirais que cela me fait penser à une grippe.

             - Mais ce n’est pas ça, n’est-ce pas ?

             - Ce n’est probablement rien. Tu es sortie ?

             - Oui, l’autre jour, je suis allée acheter des Twix.

             - Je m’en étais douté. J’ai trouvé les papiers dans la poubelle. Pourquoi tu as fait ça ? Tu savais que c’était dangereux…

             - J’ai la maladie, n’est-ce-pas ?

             - Non, faudrait voir si c’est pas plutôt une réaction tardive au vaccin. Ou une méningite. Ou la malaria. Ça peut être plein d’autres trucs…

             - Papa, c’est pas « plein d’autres trucs », tu le sais très bien. Je vais mourir. Je vais rejoindre maman, il ne faudra pas que tu sois triste car moi je serai contente. Tu vas me manquer.

             - Si ta mère était là, elle dirait mura mura, doucement, petit lémurien, tu vas trop vite en besogne. Je t’emmènerai en Europe s’il le faut. Ou en Afrique du Sud.

             - Papa, je ne me sens vraiment pas bien, il faut que je t’explique. Le mamba noir, les Twix, la dame par terre, Noro, le verre de lait…

             - Mon chat, tu divagues, ça n’a aucun sens, de quoi tu parles ? »

            Tout se brouillait dans ma tête et devenait confus. Je me rappelle avoir beaucoup vomi. Mon père se voilait la face et persistait sur la piste de la malaria.

             J’entendais des gens aller et venir. Du brouhaha. Des voix indistinctes.

            On m’a essuyée. On m’a lavée. On m’a portée comme un bébé. On m’a parlé. On m’a tenu la main. Je crois avoir entendu Janvier chanter des chants traditionnels swahilis pour ceux qui vont mourir.

            On m’a emmenée.

            Tout mon corps se liquéfiait, mes organes s’écoulaient par mes orifices naturels, ma vie s’évacuait par le moindre pore de ma peau. Mon cerveau produisait des images incohérentes qui me faisaient crier. J’avais mal, atrocement mal.

            Je ne pouvais rien faire. Sauf espérer et prier.

            Je me suis réveillée dans une chambre d’hôpital. J’entendais des bip bip à intervalles régulier. J’étais enchaînée à des tas de tuyaux, et une vaste paroi transparente avait été tendue entre mon lit et la porte pour m’isoler de l’extérieur. Au bout d’un temps qui me parut infini, quelqu’un pénétra par une ouverture. Il ou elle était revêtu(e) d’une tenue effrayante : gants et lunettes de protection, combinaison blanche intégrale, masque chirurgical.

            J’ai reconnu ses yeux.

           Pas la force de parler.

Papa ? C’est toi ? Tu m’as fait peur. Tu as vu ton accoutrement ? Que s’est-il passé ? Où on est ?

Tu te réveilles, mon chat, je me suis tellement inquiété. Ne parle pas, économise tes forces. Tu as été bien malade. On est à l’hôpital américain de Nairobi, les militaires t’ont évacuée. Une « éva’-san’ » comme ils disent. Tu n’étais pas assez stable pour supporter un long-courrier vers l’Europe ou l’Afrique du Sud. Le Kenya, c’était ta seule chance, le médecin-chef était d’accord avec moi, alors j’ai tenté le coup. Tu es restée plusieurs jours dans le coma. Tu as perdu énormément de sang. Les médecins ont bossé comme des fous pour te maintenir en vie, tu étais sous oxygène, sous perf’, sous transfusion, bref sous à peu près tout ce qui existe, et crois-moi, ils ne donnaient pas cher de ta peau. J’en ai vu des guérisons dans ma carrière, mais toi, tu reviens vraiment de très loin.

Et là, je suis guérie ? Qu’est-ce que j’ai eu ?

Maintenant on sait ce que c’est. Ebola. Une sacrée putain de merde. Si ta mère était là, elle me dirait de ne pas dire de gros mots devant son petit lémurien. Mais des jurons, j’en connais des bien pires encore. En ce moment, faut qu’on me pardonne, faut me comprendre, j’en peux plus. J’ai pas dormi, pas mangé, j’étais fou d’inquiétude. Bordel de Dieu.

Comment tu arrives à répondre à mes questions sans que je parle ? Est-ce que tu peux lire dans mes pensées ?

Je me doute bien de tout ce qui te trotte dans la tête en ce moment. Tu as eu Ebola. Mais c’est derrière toi désormais, tu vas vivre. Tout va bien aller. Tu es forte, ta mère t’a protégée, j’ai senti sa présence, comme une bulle bleue autour de toi.

Tu sais, mon chat, j’ai bien réfléchi ces derniers jours. On va s’installer ici, au Kenya. Loin de l’épidémie. J’ai appelé Iñaki hier. Il a accepté de prendre Janvier chez lui. Pour le reste, ne t’inquiète pas, il va faire expédier toutes nos affaires dans des cantines. On va se trouver une jolie maison, on va redémarrer notre vie, j’ouvrirai mon cabinet, tu seras ma secrétaire, non, mon assistante, quand il n’y a pas d’école évidemment et puis un jour, quand tout ira mieux, on rentrera chez nous, on rendra visite à Janvier, on ira dire merci à Iñaki et aux militaires. Mais pour l’instant on ne peut pas retourner là-bas.

NNNNNNNN---------OOOOOOOOOOOOOO---------RRRRRRRRRRRRR---------------OOOOOOOOO.

Un son ! Elle a parlé ! Un médecin, quelqu’un, une infirmière !!! Elle a dit quelque chose. Elle a parlé. Quelqu’un !! Bon sang est-ce que quelqu’un va venir ? Où est le putain de bordel de bouton d’appel de merde ?

             - Monsieur, je suis là. Contrôlez votre langage, vous êtes dans un hôpital ici.

             - Elle a parlé. Elle a prononcé un mot : “noro”.

             - C’est bien, elle se rétablit vite, elle a de la chance. Elle a une bonne étoile. Nous les médecins, on n'a pas envie de croire aux miracles, mais des fois on y est quand même obligés.

NNNNNNNN---------OOOOOOOOOOOOOO---------RRRRRRRRRRRRR---------------OOOOOOOOO.

              - Elle vient de le redire, n’est-ce pas ?

              - Noro, 'lumière' en malgache.

              - Pourquoi dit-elle cela ? Pourquoi en malgache ?

              - Je ne sais pas. Elle avait déjà dit ce mot à la maison avant de...

Papa, explique-leur. J’aurais dû te le dire. Noro. Que va-t-il devenir ? Il faut que je leur dise.

              - Pe – tit, gar – çon, boy- e- rie, No – ro.

              - Il y avait un petit garçon dans la boyerie ?

              - Ou - iiii - oui.

C'est épuisant de parler.

             - Mon chat, il n’y avait pas de petit garçon dans la boyerie. Noro, c’est la poupée que Janvier t’avait offerte le jour où il est venu s’installer chez nous pour de bon. C’est une paroissienne qui l’avait fabriquée avec du chiffon. C’est sûrement comme ça que tu as été infectée.

Noro n’est pas une poupée.

Est-ce que mon père me ment ?

Est-ce qu’il est mort ?

De faim, de soif, d’Ebola, de chagrin, d’abandon ?

Est-ce que Janvier l’a emmené avec lui chez Iñaki ?

Noro a-t-il existé ?

J’ai un doute.

J’ai tellement sommeil.