Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

 

 

 

 

 

« Pour évoquer ce dialogue avec mon père, je pense d’abord à la sagesse des Akan, le Sankofa, symbolisé par l’oiseau qui, en plein vol, tourne sa tête vers l’arrière et tient dans son bec un œuf. »

Ma mère vint poser un panier plein de sable latérite. Elle murmura quelques mots à l’oreille gauche de mon père, puis sortit. Mon père sourit tout en sifflotant. Il renversa la moitié du panier dans le fourneau cylindrique, lieu obligatoire où toute substance qui rentrait dans la forge subit l’épreuve du feu pour en ressortir un outil indispensable. Il observa le ciel un instant. Il devait manquer quinze minutes pour neuf heures, l’heure à laquelle mon père débutait ses travaux à la forge. Je me tenais dans l’enceinte de l’atelier sous sa convocation. Mon père me fixa d’un regard plein de mystère et m’enjoignit :

- Mon fils, remplis le foyer de charbon de bois.

      Je remplis le foyer à la hauteur des bords. Ma mère revint avec une braise quelques minutes après. Elle fit un petit passage sous les charbons et y déposa le feu. Mon père versa son eau sur le sable de latérite du fourneau, puis porta le tout sur le foyer. Il sonnait neuf heures.

- Mon fils, souffle le feu.

      Je ventilais le feu à l’aide de l’unique soufflet de l’atelier. Mon père malaxait avec une très grande attention le sable. Quand ce dernier prit une forme de boule, il le renversa sur l’enclume. Il prit l’un de ses marteaux, le plus petit, et commença à tapoter la boule de sable.

- Père, tu veux la casser ?, lui demandai-je.

- Non, je veux lui donner une forme.

- Mais, il y a de petits morceaux que tu retranches.

        - Oui, ils ne sont pas importants pour la forme à modeler. Et il faut les retrancher tôt avant d’autres étapes. Le silure blanc se traite dès son jeune âge. Et les arbres magnifiquement droits ont été redressés lorsqu’ils étaient encore arbrisseaux. Ah ! La forêt serait agréable et facilement traversable si elle n’abritait que des arbres droits.

- D’autres étapes ?

      Mon père cessa la forge, me fixa avec un sourire bienveillant, puis me montra par son index droit à travers la fenêtre de l’est de l’atelier, l’avocatier de maison.

- Tu vois cet arbre, mon fils ?

- Oui.

         - Je l’ai planté il y a de cela douze ans. Avant de mettre les racines du plant sous terre, j’ai bien aménagé cet endroit. J’avais mis du fumier. Et je l’avais protégé d’un grillage. Il commença à pousser. Il avait rencontré des vents violents qui avaient failli l’enlever, des soleils torrides qui ont failli le dessécher, des pluies torrentielles qui ont failli l’inonder. Il avait tenu. Il était devenu arbre. Et depuis quelques années, il nous couvre de ses ombres, sert de l’espace pour les nids des oiseaux ; par-dessus tout, ce qui me satisfait : il nous donne de bons fruits à sa saison depuis deux ans.

- Et…

      Je voulais parler encore quand il mit son index droit à la bouche : c’est pour réclamer le silence. Il sursauta comme sorti d’un monde onirique.

La boule prenait la forme d’une barre de fer. Mandza la plongea dans le feu à l’aide de la tenaille de forge. Il tournait le métal dans tous les sens un bon moment, le laissa après un instant dans le feu sans le quitter des yeux. Il m’ordonna ensuite de bien souffler le feu. Ce que je fis avec frénésie. Lors de mes exercices de pompage du soufflet, la substance rougissait et devint, seulement après dix minutes environ, incandescente ; le maître de l’atelier la fit sortir et la redéposa sur l’enclume.

      Mon père changea de marteau. Il prit un autre plus grand, plus pesant que le précédent. Les coups portés sur la matière devenaient de plus en plus forts et rythmés. Et après vingt voyages de son robuste bras droit, la boule prit la forme d’une barre magnifiquement dressée. Il la souleva, la tourna dans tous les sens avec une mine attentionnée et mystérieuse.

      - Oh ! Magnifique ! m’émerveillai-je. Elle est dure. Elle est forte. Elle est inébranlable. Elle peut casser, à son tour, tout.

      - Oui, elle est bien forte. Elle peut casser beaucoup, mais pas tout. Mais cette barre n’est pas fabriquée et dressée pour casser ; au contraire, c’est pour être utile, et elle n’est pas aussi inébranlable que tu le dis. Souviens-toi d’où elle fut tirée. Du sable, de l’eau, du vent, du feu. Jette-la dans le sable, expose-la à l’air marin, elle retournera à son origine. C’est pourquoi toi, mon fils, quand, à un moment de ta vie, tu sembles fort parce que porté par le succès, quand le monde entier te vénère, quand la richesse t’ouvre ses portes, quand le pouvoir marche avec toi, quand ta vie va en flèche, ne t’enorgueillis pas, ne marche pas sur tes semblables, ne te prends pas pour un demi-dieu. Ton avenir, à cet instant, devient comme de l’œuf que tes pas et tes actions doivent couver à jamais. Souviens-toi que c’est le serpent qui sait où ramper qui arrive à laisser dans sa vie de larges empreintes. Et la corde de vie, on se la tisse, soi-même. Enfin, dans ton ascension, tourne, de temps en temps, ton regard vers cette maison qui t’a vu naître, et dis-toi souvent: « Après tout, je ne suis qu’un petit mortel ».

      Je fixais mon père de mes yeux hagards. Si je compris la visée de ma présence dans l’atelier ce jour-là, j’avoue que je n’avais presque rien compris des discours sentencieux de mon père. J’y réfléchissais encore quand midi sonnait.
      Ma mère vint nous convier pour le repas.