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Pour évoquer ce dialogue avec mon père, je pense d’abord à la sagesse des Akan, le Sankofa, symbolisé par l’oiseau qui, en plein vol, tourne sa tête vers l’arrière et tient dans son bec un œuf. Oui ! J'ai voulu avancer. J’ai voulu m'envoler vers le bonheur. Mais, je ne peux pas formater ma mémoire pour oublier le passé. Mon père me manque. Notre dernière entrevue tourbillonne mon esprit. Sa voix haletante me hante toujours. Je n'y crois toujours pas. Pourtant, c'est vrai. Il s'en était allé sans me faire ses confidences, sans me donner les secrets tutélaires de notre clan. Oui ! Tel un oiseau, il s'était envolé vers la cité odiférante de Kaïdara sans se confier à sa progéniture. Oh Père ! Reviens pour que nous puissions discuter sous le palétuvier. Me voici en train de compter les grains de sable qui mènent vers ta dernière demeure, ton Golgotha. Viens à ma rencontre et nous allons faire une randonnée. En comptant ces grains de sable, j'opère une carthasie puis mon âme ressuscite ce lourd fardeau enfoui dans mon tréfonds et qui me hante depuis. Ce lourd fardeau demeure mon passé; un passé récent que je régurgite sur ce chemin de sables vers ta dernière demeure, ton Golgotha.

***

Ce soir-là, je me sentais abattu par la peur de le voir affligé davantage. Devrais-je lui cacher mon désarroi de cette journée ? Je ne sus quoi répondre. Je me rapprochai quand même de lui. Un silence lugubre dictait sa loi et il était allongé sur le lit en bois dont les pieds étaient substitués par des pierres. La lueur de la lampe-tempête posée sur un tabouret éclairait son visage pâle. Je vis son corps squelettique, à demi couvert, rongé par ce mal incurable qui le rapprochait de jour en jour de la dernière demeure. Une fois encore, j'eus pitié de lui. Je décidai alors de rompre le silence :

- Père, êtes-vous là ?

- C'est... C'est qui ? balbutia-t-il

- C'est Mawuna, répondis-je.

- Mon fils ! Bonne arrivée ! Comment ta journée s'est-elle passée ?

   Cette interrogation me tortilla le cœur cependant je lui répondis avec courage :

- Père ! Aujourd'hui, la moisson n'a pas été reluisante. En dépit des énormes travaux effectués dans le magasin, mon patron ne m'a remis que 500 francs sous prétexte que la situation économique actuelle du pays ne lui est pas favorable. Si à chaque fois il procède ainsi, nous ne pourrons pas économiser pour te faire soigner à l'hôpital. Je suis véritablement navré de ne pas ramener assez de sous.

- Mon...mon ...mon fils...ne... ne t'affole pas... À chaque jour suffit sa peine et demain seraa mieeeux qu'aujour…qu’aujourd'huuuiii.” Il toussa pendant un long moment, prit une petite pause puis continua :

- Comme je te l'ai souvent dit, il ne sert à rien de te décourager, car le découragement conduit à l'échec. Et tous ceux que tu vois riches aujourd'hui ont échoué hier. S'ils ont réussi, c'est qu'ils n'ont pas lâché prise. Tu me connais pour mon engouement au travail avant que cette maladie ne m'alite.

- D'accord Père ! J'ai compris. Avez-vous déjà mangé ?

- Non, mon fils.

- Où est passée Sika dans cette nuit profonde ?

- Elle est partie chez Babalawo me prendre une décoction.

- D’accord ! J'irai acheter ce que nous allons manger avec la pièce de 500 francs.

-D'accord ! Sois prudent.

Je rabattis la porte puis sortis. Ce soir-là, il sonnait déjà 23 heures 30 minutes. Pourtant, Godomey-Togoudo ne perdait rien de son animation. Les hommes joignaient leurs voix aux klaxons des automobiles et motocycles pour créer le tintamarre habituel. Je longeai la voie pavée puis m'arrêtai devant l'étalage de Maman Kossiwa. Hum! Maman Kossiwa! C'est la source de mon malheur. Elle est le Diable incarné. Elle est Madame Lucifer! Oui! Ce nom lui convient bien et je le lui ai attribué volontiers.

Quand je m'arrêtai devant l'étalage de Madame Lucifer, aucun client n'était là. Je commandai des boules d'Akassa pour 300 francs et du poisson pour 100 francs. Elle me servit dans un sachet et je lui remis la pièce de 500 francs. Elle palpa longuement la pièce, la contempla amplement puis enclencha :

- Mawuna ! La pièce est très lisse. Il faut me la remplacer. Mes clients ne l'accepteront pas.

- Maman Kossiwa ! C’est la seule pièce que j'ai sur moi maintenant. Je vais vous la remplacer demain.

- Jamais ! Il n'en est pas question. Je te connais assez pour te donner cette chance. Traître d'éternel débiteur ! Tu ne m'as pas encore remboursé ce que ton père et toi me devez depuis des lustres.

- Mais...

- Je ne veux rien entendre, prends ta pièce de 500 francs abîmée et change-la rapidement.

Elle me jeta la pièce. Je la regardai pendant un long moment, ramassai la pièce, la remis dans la poche gauche de mon pantalon puis quittai son étalage sans dire mot et tout furieux. Brusquement, elle se leva puis se lança à ma poursuite en hurlant :

- Au voleur! Au voleur ! Attrapez-le ! Attrapez ce farfelu !

Aussitôt, des individus accoururent de part et d'autre. Je reçus assez de coups de poings, de massues et de cailloux. Du brouhaha de vociférations, tenant en haleine les badauds, il fusait :

- Traître...Bandit...Voleur... Aujourd'hui, tu n'as pas la chance.

- Brûlons-le...C'est ce qu'il faut pour les gens de son espèce...

- Il ne sert plus à rien...

- Crétin... Tu ne peux pas aller travailler pour gagner de l'argent ?

Chacun ajoutait son eau à la rivière des injures. Je les suppliais. Ils ne voulaient rien entendre. M'éliminer était la seule option. Une tornade de gifles m'assaillait et...

***

Je me réveillai dans un lieu sombre. Une petite lueur traversait des barreaux pour l'éclairer. Comment m'étais-je retrouvé dans ce lieu étrange ? Je ne sus quoi répondre. Je tentai de me lever. Cependant, mes membres étaient ankylosés. La douleur qui m'envahit était extrêmement atroce. Je percevais autour de moi des conversations d’hommes et au loin des pas résonnaient. Je demandai à haute voix la raison de ma présence dans ce lieu sans que personne ne me réponde. Terrifié, je rampai vers la lueur. Je heurtai des hommes qui se moquèrent de moi puis m'accrochai aux barreaux. Je vis un homme vêtu d'un treillis et d'un béret faisant la ronde dans le couloir. Était-ce un geôlier ? Je compris alors que j'étais dans une maison carcérale. Je voulus hurler, crier au secours. Mais, je me retins. Je n'avais pas l'habitude de paniquer dans les situations difficiles. Je me couchai sur le sol et j'avais très faim. Comment sortir de cette ornière ? Tout bouillonnait dans ma pensée. La vie était pour moi un non-sens. J' avais envie de quitter cette vie de merde qui me torpillait. Oui ! Je voudrais mourir; mourir pour fuir cette vie corrompue. Cependant, devrais-je abandonner de sitôt la lutte ? Oh ! Non ! Je devais vivre pour prouver à mes bourreaux que je ne suis pas un malfrat. Oui ! Je ne suis pas un voleur. Et jamais je ne le serai. Perdu dans mes pensées, je m'endormis.

Le lendemain, je m'étais réveillé car un homme en treillis renversa de l’eau sur moi en vociférant des injures ignobles. Tout mon corps était mouillé. Je constatai que j'étais dans une cellule avec une cinquantaine de Bouts de Bois de Dieu. La chaleur était intense. Tout autour de moi était fade et dégoûtant. Des matières fécales, de l'urine et des vomissures faisaient la fierté des faons. Le cachot dégageait une odeur fétide et je sentais la nausée. L'homme en treillis nous pressa de sortir de la cellule en hurlant. Les uns bousculaient les autres et il me tira violemment en me lançant : - Eh...Vaurien...Espèce d'affamé qui vole des boules d'akassa... Il fait déjà jour.... Passe par ici... Sa voix rauque se mélangea au tohu-bohu qui animait la cellule pour se moquer davantage de moi. Nous rejoignîmes la cour éclairée par des lampadaires solaires. Quelle heure était-il ? Je n'en savais rien. Il faisait encore sombre. Des houes, des machettes, des râteaux, des balais étaient mis à notre disposition. En rang, nous nous dirigeâmes vers un coin herbé de la prison et le sarclage fut effectué pendant des heures sous la surveillance de quatre gardes. La plupart des prisonniers me bousculaient, se moquaient de moi et m'injuriaient... Ainsi se passa mon quotidien avec les corvées, les injures, les tortures, la faim, la soif et la pourriture dans ce lieu infâme...

***

Père ! Des jours se sont succédé. Des semaines et des mois se sont livré bataille pour faire place aux années. Et voilà cinq ans passés dans la maison carcérale. Tout était allé si vite comme la lumière d'un éclair. Je ne m'étais pas rendu pas compte. Père ! Écoute-moi ! Deux ans après mon arrestation, je reçus une visite, celle de Sika. Nos larmes et nos lamentations n'eurent pas altéré notre désarroi. Elle m'avait confié :

- Mawuna ! Je suis navrée de la situation tragique qui nous accable. Le soir de ta disparition, papa avait fait une crise cardiaque à laquelle il succomba. Je fus obligée de m'installer dans notre case au village où il fut inhumé. Peu après, avec l'aide des oncles, je t'avais longtemps cherché. J'étais vraiment inquiète. Vu que les sacrifices humains sont légion dans le pays, je lançai un avis de recherche. C'est seulement la semaine dernière que j'ai su fortuitement que c'était toi qui as été incarcéré pour une affaire de boules d'akassa à Godomey-Togoudo. J'ai su aussi qu’après ton arrestation, il n'y avait pas de procès-verbal. Ce qui nous a valu tout ce temps de recherche.

À la suite de notre entrevue, on s'embrassa puis elle prit congé. Peu après, elle me rendit visite deux ou trois fois puis je ne la revis plus. Qu'est-ce qui s'était passé ? Je n'en savais rien. Voilà trois ans qu’après cette visite, on vient de me relâcher pour un non-lieu. Cela ne m'enchante guère.

Père ! Aujourd'hui, je viens de fouler le sol de mes ancêtres pour te voir. Que ce village m'a manqué! Je marche vers notre case, ta dernière demeure. Je viens vers toi avec le cœur endolori. Je sais que tu n'es pas fier de moi. Je ne suis pas digne de toi. Je n'étais pas là pour veiller sur toi. Oh ! Père ! Pardonne-moi ! Tu te demandes sûrement pourquoi je n'ai pas laissé la marchandise de Madame Lucifer avant de me retourner. Père ! Comprends-moi ! Je ne pouvais pas te laisser affamé. Tel un enfant prodigue, j'emprunte ce chemin de sable qui mène vers ta demeure, ton Golgotha. Père ! Ils m'ont immolé. Ils m'ont sacrifié ! Et mon Golgotha, c'est cette pièce de 500 francs, fruit de mon labeur et source de mon malheur que je palpe en marchant vers toi.