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        Vous tirez sur tout ce qui bouge, vous êtes équipés d’appareils, de zooms longs comme ça, bardés de louables intentions, de professionnels conseils : « Je sais photographier ; je photographie juste, » vous entêtez-vous, malgré ces didactiques opuscules, à ce qu’illisibles ou de guingois sortent vos clichés ; ça ne vaut rien, dîtes-vous, ces tirages industriels... Pas étonnant, ô sympathiques voyageurs (de commerce ! aurait dit Bobby Lapointe) quand cesserez-vous de vous agiter ! Votre bougeotte me déconcerte, alors que toute relation avec son sujet de prédilection doit s’effectuer lentement, le temps de le cerner, de l’apprivoiser, de s’en imprégner... Quoique puisse être porté à votre crédit d’amateurs, le fait qu’une trop fidèle représentation souvent tourne à la paraphrase, au pire dispense d’extrapoler sur la vie secrète des personnages y apparaissant... En l’occurrence, n’est-ce point là, vocation de tout artiste qui se respecte : faire revivre ces êtres lointains, figés et de couleur sépia ? Ces vieux clichés nous interpellent par leur vérisme, changent le cours de notre vie par un apport d’insoupçonnables réminiscences, car autrefois, longuement fallait-il prier ce petit oiseau, avant de le voir produire son argentique effet... Une époque où les rapins (bons ou mauvais) malmenaient leurs proches convoqués pour la pose : l’aïeule saisie en plein ouvrage (un point à l’envers, un point à l’endroit !), assis sur le seuil de son mas, le père, pas trop amoché par les Dardanelles, à l’aide d’un verre grossissant en train de lire la feuille de chou locale, etc. En témoignent de laborieux et successifs portraits commis durant sa jeunesse, dont celui de sa mère en sarrau, de ses grosses mains noueuses enserrant une cafetière bleue...

           Je dois reconnaître que si je suis capable de parler avec autant d’aplomb du vieux maître aixois, c’est grâce à Lucien, l’amant de maman, en sortie de guerre possesseur d’une automobile, ainsi que de panamas, de costumes de confection revêtus selon l’usage et les saisons. En outre le caractérisaient ses moustaches frisées au fer ainsi qu’un attirail de peintre, puisque à l’instar de son idole impressionniste il se voulait paysagiste, et plus troublant pour l’enfant que j’étais, se revendiquait, ô insoluble paradoxe, Belge et cézannien à la fois. Des tares qu’il corrigeait en voyageant à l’extérieur de lui-même et de son plat pays dans le but de découvrir des panoramas, des personnes plus singulières, des découvertes lui permettant une directe application des préceptes de son vénéré maître.... Lucien possédait des monographies et des catalogues incessamment consultés afin de s’assurer d’une parfaite osmose avec ce prestigieux défunt m’apparaissant fort éloigné du temps de mon enfance, au vu de l’aspect défraîchi des documents photo, dont un le représentant portraituré de face, d’aspect bourru et bougon l’illustre aixois, muni de son barda, accoutré tel un chemineau et coiffé d’un large feutre, équipé d’un bâton de pèlerin et d’une besace lourdement garnie, son chevalet de campagne débordant tel un crucifix sur l’arrière de son imposante figure... Passablement courroucé, semble-t-il, envers l’indélicat photographe l’ayant pris contre son gré, si l’on prend conscience de sa précipitation à pédestrement sortir de l’objectif pour regagner les sentiers menant vers son massif calcaire préféré ; quoique en définitive solidaire de ce daguerréotype l’ayant immortalisé dans cette pose, somme toute convenue... L’ensemble de ce portrait avait beau friser la ‘Tartarinade’, sur mes douze ans à l’époque des tumultueuses amours de maman, en total irrespect envers celui ayant bouleversé l’art pictural, à mon tour me prêtais à l’exercice en me faisant portraiturer par le beau Lucien –bien avant qu’il nous abandonne, s’enfuie vers d’autres cieux –, mêmement équipé d’un attirail de peintre, prêt à partir sur le motif, non pas la montagne Sainte Victoire devenue lieu de pèlerinage pour les paysagistes en déshérence, mais ces parages immédiats qu’au gré de nos déplacements en automobile je lui faisais découvrir. Une guimbarde qui rechignait, toussotait, un long moment Lucien la laissait tourner au ralenti, une période d’indispensables préliminaires à l’échauffement de ses bielles et pistons disait-il, tout en poursuivant goguenard, qu’il n’en allait pas ainsi pour maman démarrant au quart de tour, sans besoin de manivelle, ni crainte d’un malencontreux retour d’icelle ! ...

            Je ne comprenais rien à ses considérations mécaniques ou physiologiques, néanmoins je peux vous certifier que selon ses sautes de compression un moteur peut se révéler dangereux : n’y avais-je pas laissé mon poignet droit lors du démarrage de ce tacot, une fracture du radius dont les semaines de consolidation m’interdirent de bénéficier des leçons du Belge qui à ma place embarquerait maman, s’assurerait de privautés interdites par ma présence. Les rares fois où pour d’autres motifs que ceux picturaux il ne se baladait pas avec elle, ensemble nous empruntions les chemins environnants, d’où selon l’élévation du terrain, les perspectives offertes, il s’arrêtait, puis à la façon d’un photographe longuement balayait l’horizon, ses doigts entrecroisés libérant un espace similaire au cadre prédéterminé d’un appareil. Alors, si satisfait du point de vue s’assurait de rapides pochades, sa boîte d’aquarelle posée sur ses genoux, ses carnets à dessin à même le volant, jusqu’à ce qu’il embraye pour la prise de vue suivante... Si tout à trac je lui demandai, si au lieu de s’échiner à dessiner puis peindre aussi malaisément, il eut pu utiliser un appareil photo, il se fâchait, me rétorquait qu’il ne se livrait pas à un vulgaire mitraillage, mais en tant qu’artiste interprétait la nature environnante, les amateurs d’art souhaitant de l’expression, du caractère, une signature et non un simple négatif reflétant la grise réalité des êtres et des choses ! A chacune des mes oiseuses questions sur sa pratique picturale, invariablement me répondait : « Vois-tu, ce qui compte, c’est d’assurer la liaison entre les masses, les objets si tu préfères. Seule l’atmosphère rendue dans son épaisseur, notamment par l’intermédiaire du bleu, peut y prétendre. Voilà la grande leçon de Paul Cézanne !... » Je ne pipais mot, cependant ma connaissance des lieux m’autorisait, pour ses tableaux jugés bâclés, entre autres bâtisses esquissées à n’y pas reconnaître ni notre église romane, ni notre viaduc, ni notre château du treizième, tant ces monuments paraissaient noyés dans un uniforme magma azuréen. J’aurais aimé qu’il employât des tonalités où auraient dominé les verts tendres, les ocres, les terres de Sienne, qu’il optât pour une palette moins contrastée, procurant une suave harmonie à cet ensemble panoramique qu’à ses côtés, malencontreusement, j’essayais de rassembler dans ma première toile de format... De mes négatives impressions au sujet du paysagiste Belge, j’en avais glissé un mot à maman, elle me répondit évasivement, m’indiqua qu’il s’agissait d’atmosphère, uniquement d’atmosphère, que la Belgique n’est pas une valeur en soi ; plus tard Baudelaire me confirmerait ses vagues impressions...

           Assurément une question de distance, de focale, pour vous qui semblez empêtrés malgré votre relecture de l’illisible mode d’emploi, avec vos épreuves enneigées ou surexposées ; pour sûr qu’aujourd’hui le numérique pallierait ces défauts, vos clichés seraient cadrés, réussis, exposables ! A moins que vous ne vous réfugiiez sous un label surréaliste, il vous faudra revoir votre technique, réviser vos séquences, recentrer votre point de vue, prendre un peu plus de recul face au monde environnant ainsi que reconsidérer vos proches –effectivement trop proches, jusqu’à ce que l’on se rende compte de leur définitif éloignement ! – courroucés d’apparaître soit compressés, soit guillotinés... En témoignent quarante années de carrière durant lesquelles, avec une rare obstination l’aixois cerna son seul et unique motif, essaya de l’amadouer, de l’apprivoiser, sans pouvoir ni la captiver ni la contraindre à ses préceptes cette montagne Sainte Victoire, que j’imaginais hercynienne donc capricieuse... Sa notoire malhabileté relevait-elle d’un métier mal assuré, d’un manque de brio, d’une improbable gageure dans l’ordre d’un personnel défi lancé à ses réactionnaires donc ignares contemporains ?... Malgré les judicieux conseils du Belge, je n’arrivais ni à fixer mes observations ni à maîtriser mes pinceaux et sentiments ; étais-je troublé par son récent statut d’amant officiel, qui avant sa faute avérée puis son inexpliquée désertion, m’était apparu cultivé, élégant, distingué, accoutré d’un savant débraillé où prédominaient velours côtelé et lin de premier choix ? Etais-je décontenancé par ma découverte d’études de nus féminins parmi lesquelles je n’eus aucun mal à y repérer les traits et formes maternelles ? Avais-je, moi aussi, malgré une intuitive méfiance, été usurpé par ses dons de paraphraseur, de plagiaire ?... Lucien me fascinait lorsqu’il devisait sur Cézanne, selon l’ancien cliché religieusement et sous condition expresse exhibé, que je trouvais massif, bougon, pour ne pas dire vindicatif, avec son cou de taureau enfoncé dans ses épaules de portefaix, ses yeux perçants et sa mauvaise humeur apparente, cheminant comme absorbé, habité, peut-être se référant à des existences anéanties, des talents gaspillés, ainsi qu’à son indéfendable position sociale, jugée ambiguë par les siens déconcertés par ses foucades ; une situation malaisée l’obligeant à trouver un semblant de justification à son inconséquente démarche, un prétexte supérieur lui permettant de conserver l’enthousiasme nécessaire à l’accomplissement de son improbable destin de peintre raté...

            Y songeait-il Cézanne à cette vindicte populaire ? Misanthrope (fruste ? bourru ?) il devait rire des préventions et conformismes de cette société aixoise le suspectant de tous les maux, ainsi que se foutre des réitérées objurgations de sa belle-famille prenant fait et cause pour leur pauvre fille ! Apparemment satisfait –le cliché en témoigne –, lorsque sur son passage –avec son bourgeron, son panama, tachetés d’impacts de couleurs – il se savait épié par ses concitoyens, enchanté de les voir se profiler puis jaser à l’abri de leurs persiennes... Cela dès le point du jour lorsqu’il déguerpissait, empruntait les sentes de la garrigue menant à son refuge... Une ‘via crucis’ truffée de stations, de chutes prévisibles, une circumnavigation le garantissant contre les siens l’accusant d’être pyromane et voyeur, alors qu’au gré de ses déambulations, sans le vouloir expressément –tout comme lors de vos safaris-photos n’ayant d’autres prétextes que celui de vous rincer l’œil –, au détour d’un layon, d’un ru, il tomberait sur un groupe de baigneuses, même pas nymphomanes, plus tard saisies, brossées de mémoire en leur simple appareil... Bénéficiant de réitérées absences du Belge, de moins en moins disponible, s’aventurant au-delà de notre circonscription et de nos tacites conventions, seul je me risquai sur le motif où je finis par l’y découvrir en galante compagnie. J’accusai le coup, compris que cet inattendu retour de manivelle aurait de néfastes séquelles, me contraindrait suite à cette vilénie de mon tuteur par défaut, non surpris en position du missionnaire, mais en celle de parjure, à délaisser mes prétentions artistiques afin de régler nos comptes. Car ces ondes de choc atteignirent maman, lui confirmèrent ses doutes, par delà ses larmes de dépit m’avoua s’attendre à être doublée par une femme plus talentueuse, plus imaginative côté sexe ; haineuse me déclara qu’il s’agissait d’une catin, d’une muse qui s’use que si l’on s’en sert ! Je le savais, elle n’aurait pas du faire confiance à ce vieux barbon se frisant ses moustaches poivre et sel tout en sifflotant des arias de Carmen ou de Don Juan, je le signalerai lors de mon procès... Il en va de même pour vous autres apprentis photographes, aveuglés par votre passion, quoique ne bénéficiant pas d’une technique adéquate, vous n’en finissez pas de recoller les morceaux du puzzle affectif, ces débris de familiers ayant traversé votre vie, sans leur permission assurez cet incertain patchwork qu’en ses morbides déballages l’art conceptuel ne renierait pas... Cultivé, mais n’entretenant que son paraître, et quels effets grand Dieu, son élégance raffinée provoquait chez la rustique gent féminine de nos contrées, flattée par la civilité, l’entregent de l’énergumène ! Quant à ses œuvres, à mes yeux de profane, bientôt de ressenti, je n’y ai vu que du bleu, une couleur fondamentale de ce canon cézannien dont il était un prosélyte, qu’il idolâtrait, qui psychologiquement lui convenait, puisque sous nos pressions conjuguées –malgré sa répudiation maman le harcelant, moi sabotant son tacot ; pneus crevés, radiateur percé, coups de manivelle portés sur la carrosserie, puis par mégarde sur son ondulante chevelure alors qu’il se penchait pour nettoyer le carburateur – il finit par rejoindre des cieux plus cléments, azuréens bien sûr !...

           Je fus présenté au juge pour enfants une fois que le service d’anthropométrie se fut assuré de mon fichage : face et profil. J’en témoigne ce sont de véritables professionnels, leurs clichés sont parfaitement cadrés, bien qu’à l’instar de Cézanne réduisant ses modèles aux formes géométriques essentielles –malicieux et réducteur, sur la fin de ses jours il en établit un véritable dogme – trop systématiques leurs formats et poses. Ils révèlent un défaut d’imagination n’empêchant pas que, malgré mon ignoble forfait, j’apparaisse souriant au-dessus de l’ardoise signalétique, pas vraiment avec un faciès de criminel en comparaison des tronches de violeurs d’enfants épinglées sur les murs adjacents... Un juge m’interrogea, comme si les faits reprochés ne parlaient pas d’eux-mêmes... « Oui, monsieur le juge, je les ai portés de haut en bas, directement sur son crâne. Dès le premier impact le sang jaillit dans le même temps que sa perruque tombait sur le sol – maman rit nerveusement, lorsque je proférai cette anecdote lors du procès –pour les coups suivants je visais sa nuque, comme pour les lapins dont j’enterre les dépouilles au fond de notre jardin, vu que dès leur naissance je leur octroie un nom, il existe des lignées de ‘Brutus, de ‘Brennus, de Marcus monsieur le juge !... »

           Non, je n’avais pas subi d’influence maternelle, mais elle pleurait, maigrissait à vue d’œil, se composait une figure de victime de la passion amoureuse... Ceci dit avec le recul des années, la cour sachant traduire mes enfantins aveux, j’écopai de dix ans... avec au préalable mon placement en maison de correction… Outre la découverte de la dissimulation, qu’en avais-je retiré des leçons du Belge ? Un intérêt pour le monde pictural, un affinement de mes capacités d’observation m’octroyant une meilleure perception des rapports humains, valant plus par leurs chaotiques transports que par un trompe-l’œil dûment maîtrisé... Durant mes années de détention, par catalogues interposés, si j’ai redécouvert ce Cézanne vénéré par le défunt Lucien, j’ai renoncé à le plagier, puis abandonné ma pratique à l’huile à de plus talentueux, pour à ma sortie uniquement me consacrer à la photographie... Dès ma libération je suis parti en pélerinage, d’abord ai rejoint la Sainte Victoire, ne l’ai trouvée attrayante que par l’intermédiaire des reproductions et lithographies du maître, ensuite j’ai mis le cap sur la Belgique (qui n’est pas une valeur en soi !) où comme je le pressentais, puisque ayant fréquenté l’un de leurs plus beaux spécimens, je les ai trouvés bizarres, comme sous influence d’hallucinogènes. Pourtant, le Belge ne se drogue pas, alors qu’on ne peut en dire autant de son cousin batave cultivant tulipes et pavots, ainsi que des opinions divergentes... Une mode récente que cette culture intensive de convictions propres, enfin pas toujours, ce qui me conduit à me méfier, à me garantir de mes voisins en observant leurs saloperies de très loin par l’intermédiaire de zooms performants...