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- I -

    seules deux chambres de la Marine étaient réservées pour la première semaine de mars. Dans l’une d’elles, toujours la même, séjournait un couple d’habitués venus de Paris ; dans l’autre, de jeunes touristes hollandais dont c’étaient les premières vacances en France. Il était d’ailleurs parfaitement normal que l’hôtel fût si peu fréquenté à cette période ; la saison commençait à la mi-avril et finissait autour du premier novembre. Le reste de l’année, il n’y avait alentour que des habitants permanents, ou presque.
 
       Elise et Vincent Joucas tenaient l’établissement depuis deux ans et s’étaient pliés à son rythme. Le chiffre d’affaires se faisait essentiellement en juin, juillet, août et septembre. Ils fermaient quelques jours en novembre et en février pour retourner dans leur région natale, où ils ne descendaient jamais à l’hôtel. A chaque fois qu’ils avaient eu l’occasion d’y passer une nuit, l’impression d’être au travail les avait rapidement gagnés, rendant leur séjour insupportable. Ils dormaient donc chez des amis ou chez leurs parents et goûtaient ainsi le plaisir, à la fin des vacances, de s’émerveiller à nouveau en ouvrant leur propre maison. C’était un investissement rentable — sur le long terme, du moins. Ils travaillaient toute la journée, toute la semaine, presque toute l’année, prenaient quelques saisonniers l’été, mais dégageaient à peine de cette activité deux salaires décents. Cela s’arrangerait avec le temps, leur avaient promis leurs prédécesseurs en leur remettant les clés de la bâtisse. La Marine avait toujours eu une clientèle fidèle et leur labeur rembourserait un jour ce qu’elle avait coûté.
 
       Il est vrai qu’elle était bien située, calme, agréable et accueillante. Elle était loin des plages, dans la partie haute du bourg, qui avait conservé ses rues pavées et ses demeures anciennes autour d’une église typique. Les familles bourgeoises occupaient autrefois ce quartier alors qu’au bord de la mer, à proximité du port et des barques amarrées dans les anses, on ne voyait que de modestes maisons de pêcheurs qui avaient peu à peu laissé place à de belles villas blanches aux volets colorés, à des hôtels majestueux où l’on facturait très cher les chambres avec vue, à des bars et restaurants qui, en pleine saison, ne fermaient jamais et résonnaient toute la nuit des conversations et des rires des touristes.
 
       La Marine était protégée de cette atmosphère de front de mer par les quelque trois kilomètres qui séparaient les deux endroits. Certaines fenêtres donnaient sur la place du marché, très animée le mercredi et le dimanche, plus alanguie le reste du temps ; les autres, sur un jardin privé où les nouveaux propriétaires avaient installé quelques fauteuils en rotin. Hors saison, Elise s’occupait seule de la cuisine et du ménage ; Vincent tenait la réception et les comptes et servait au bar. Ils travaillaient ainsi ensemble, mais se contentaient en réalité, le plus souvent, de se croiser. Le soir venu, l’épuisement était tel qu’ils se parlaient à peine. Ils n’avaient pour l’instant pas d’autre projet que cet hôtel.

 

- II -

       Le deux mars au matin, Vincent prit par téléphone une réservation pour une chambre simple, de la catégorie la moins chère. La communication était mauvaise et l’interlocutrice pressée ; il comprit tout de même qu’elle désirait en disposer pour trois nuits, peut-être plus, et qu’elle arriverait dans l’heure si c’était possible. Il promit qu’elle pourrait s’installer à tout moment. Quarante-cinq minutes plus tard, une voiture immatriculée dans l’Yonne s’arrêta sur le parking de l’église et une jeune femme se présenta à la réception. Elle était grande et fine, paraissait fatiguée et se déplaçait avec une élégance étrange, un peu surannée ; son manteau beige et ses chaussures noires semblaient issus d’un autre siècle et bien peu adaptés à des vacances à la mer. Vincent la conduisit à l’étage, lui ouvrit la porte, les rideaux et demanda si elle avait besoin d’aide pour ses bagages. « Je n’ai pas grand-chose, répondit-elle. Je me débrouillerai. » Il lui souhaita donc un bon séjour et la laissa seule.
 
       Vers midi et demi, elle descendit au restaurant et commanda un déjeuner copieux. Ce jour-là, Elise ne cuisina que pour elle. Son mari l’avait prévenue de l’arrivée de la cliente, mais n’avait pas eu le temps de la lui décrire. Du fond de la salle, elle observa ce visage aux traits tirés, ces cheveux bruns ramenés sur le cou et cette allure démodée. Elle ne prononça que deux ou trois mots en tout, ne finit aucun des nombreux plats qu’Elise lui servit et remonta sans avoir touché au dessert. On ne la revit pas avant le lendemain.

 

- III -

        Il en fut ainsi deux jours encore. Le matin, elle commandait son petit-déjeuner à l’étage. Elise le lui apportait le plus vite possible et tentait, quand elle était auprès d’elle, de jeter un œil un peu partout. Jamais elle n’avait fait cela auparavant ; elle avait honte de ce manque de discrétion et de professionnalisme, mais ne pouvait lutter contre sa propre curiosité.
 
        La cliente portait invariablement une jolie robe de chambre, était toujours coiffée de la même façon et semblait réveillée depuis longtemps. La pièce était bien rangée ; on y voyait peu d’affaires personnelles : des livres sur la table de chevet, un téléphone portable, quelques flacons à la salle de bains et, dans la penderie, le manteau soigneusement suspendu et les chaussures noires à fines brides posées au sol. Elle restait là toute la matinée et ne sortait pas avant le repas de midi, auquel, comme le premier jour, elle se contentait de goûter et dont Elise jetait la plus grande partie. S’il faisait beau, elle allait marcher dans le jardin en milieu d’après-midi. Elle était rentrée à dix-sept heures au plus tard et ne donnait plus signe de vie jusqu’au lendemain. Elle ne semblait pas prendre de dîner.
        Elle s’adressait à ses hôtes avec une politesse exquise, mais ne parlait jamais d’elle et rien, dans son attitude, n’invitait à l’interroger. Elise, qui avait un visage ouvert, la parole facile et à qui les clients, d’ordinaire, racontaient avec bonheur toutes sortes de choses, lui réservait ses plus beaux sourires et ses meilleures phrases d’approche, mais elle résistait à tout. Il y avait dans son regard une distance un peu intimidante. Le soir, bien que très lasse et fourbue, Elise mettait près d’une heure à trouver le sommeil ; elle échafaudait différentes hypothèses sur les raisons et la nécessité de sa présence à l’hôtel et ne se calmait que lorsque son mari lui demandait d’arrêter de bouger et l’accusait d’être obsédée par la nouvelle arrivante.

 

- IV -

        Deux fois déjà, Vincent avait renoncé à s’enquérir de la durée de son séjour lorsqu’un matin, à la surprise générale, elle parut à la réception assez tôt, vêtue de pied en cap, et prévint qu’elle resterait quatre jours de plus. Comme on lui proposait de déjeuner à la salle à manger, elle refusa, dit qu’elle ne serait sans doute pas de retour avant le soir et disparut.
 
        Elise vécut très mal la première absence de la jeune femme. Toute la journée, elle fut préoccupée et travailla à contrecœur ; aucune des tâches qu’elle exécutait d’habitude avec entrain, à défaut de plaisir, ne put la dérider. Elle n’osait pas demander à son mari si la cliente avait révélé sa destination ou ses activités ; et comme elle savait qu’elle n’avait parlé à personne à l’hôtel, il n’y avait nul moyen de mener l’enquête. Seule la voiture, toujours garée devant l’église, indiquait ou permettait d’espérer qu’elle reviendrait. Vers vingt-et-une heures, alors qu’elle rangeait la salle, Elise la vit en effet rentrer, traverser le hall, saluer Vincent et monter dans sa chambre. Elle soupira de soulagement et supposa que le lendemain serait à nouveau un jour comme les autres.
 
        Il n’en fut rien. Trois matins de suite, elle se présenta à la réception pour annoncer qu’il ne fallait pas l’attendre aux repas et franchit la porte ; sa silhouette fluide se mêlait aux passants qui ne semblaient pas la remarquer. Seule Elise y songeait jusqu’au soir, mais elle doutait même que l’une des histoires qu’elle inventait à son propos contînt un début de vérité.

 

- V -

    Le huit mars, Elise se rendit en bord de mer pour sa visite hebdomadaire au poissonnier. La plupart de ses voisins allaient chez celui du bourg, mais quelques mois plus tôt, elle l’avait soupçonné de la tromper sur la marchandise et avait cessé de fréquenter son étal. Son nouveau fournisseur était plus loin de l’hôtel, ce qui ne la gênait pas, et surtout beaucoup plus fiable. Elle y descendait donc tous les mardis, passait sa commande pour la semaine, rentrait avec un ou deux sacs et faisait livrer le reste quelques jours plus tard.
 
        C’était sa première vraie sortie depuis l’arrivée de la cliente. L’air marin, le beau soleil frais du matin et le plaisir de la balade lui permirent de penser enfin à autre chose. Au retour cependant, elle la vit sur l’autre trottoir, immobile, devant la grille fermée de l’une des maisons que longeait le boulevard.
 
        La couleur inégale des barreaux de fer, l’état de la haie et des arbres du parc envahis de buissons et desséchés par endroits, et le délabrement des volets clos indiquaient que les lieux étaient vides depuis longtemps. C’était pourtant une propriété magnifique, une de ces résidences imposantes construites loin de l’agitation touristique, au tout début de l’engouement pour la station balnéaire. Deux colonnes encadraient le perron, plusieurs balcons ornaient les étages et le toit en pente laissait deviner des combles habitables. Le terrain était considérablement vaste et abritait même un verger.
 
        Elise connaissait cette maison. Elle était à vendre depuis toujours ; personne ne se souvenait de ses derniers occupants et l’agent à qui on l’avait confiée n’avait jamais eu de contact direct avec ses propriétaires. Un jour, son amie Perrine avait voulu la visiter, pensant qu’un bien si longtemps disponible ne devait plus valoir qu’une bouchée de pain, et elle l’avait accompagnée. L’intérieur était sombre et déplaisant ; tout était en mauvais état. Elles s’étaient promenées à l’extérieur quelque temps ; Perrine avait déclaré que l’endroit ne trouverait jamais preneur. Elise avait répondu que le parc ne manquait tout de même pas de charme, avec ses grands espaces invisibles de la rue et ses graviers très blancs tout autour de la bâtisse. Le soir, elle avait dû brosser longuement ses chaussures pour les débarrasser de l’abondante poussière de neige qu’ils y avaient laissée.
 
        Elle ne voyait sa cliente que de dos, mais on ne pouvait la confondre avec personne. La jeune femme se tenait très près de la grille et semblait contempler les lieux. Elise aurait pu traverser la rue pour lui demander ce qu’elle faisait là, si elle allait bien ou lui proposer de rentrer à l’hôtel pour prendre un thé ; mais le souvenir douloureux de son regard méfiant l’en dissuada avant même que ce projet ne fût clairement formulé. Elle l'observa quelque temps puis remonta seule, résignée, et comme prête à pleurer.

 

- VI -

    Elle ne dormit pas du tout cette nuit-là. La scène du matin l’emplissait encore d’une infinie tristesse. La visiteuse devait quitter l’hôtel le lendemain, avant midi ; il y avait peu d’espoir qu’elle restât plus longtemps. D’ailleurs, Elise redoutait autant son départ que cette éventuelle prolongation.
        Elle laissa Vincent se lever seul et se retourna dans le lit. Immobile et livrée à elle-même, elle songea que si elle ne bougeait plus, si elle ne faisait rien, le temps s’arrêterait peut-être et la cliente n’irait nulle part. Puis, lorsqu’il lui parut évident que rien ne repousserait l’échéance, elle en sortit, se doucha, s’habilla et le rejoignit à la réception. Ils avaient l’habitude de prendre ensemble le premier café de la journée pendant qu’elle installait le petit-déjeuner. Dès qu’il la vit approcher, il dit à voix basse : « La voiture n’est plus là. »
 
      Elle ne comprit pas, ou ne voulut pas comprendre. « Quelle voiture ? demanda-t-elle. — La voiture. Celle que tu observes depuis une semaine. J’ai regardé le parking en ouvrant et elle n’est plus là. » Elle ferma les yeux une seconde. « Et elle ? — Justement, il faut que tu ailles voir. Monte, toi. Je mettrai le déjeuner en place. Monte et vérifie que tout est en ordre. »
 
      Elle gravit lentement les escaliers et frappa trois coups à la porte, très doucement — il était bien tôt et elle ne voulait réveiller personne. On ne répondit pas. Elle tourna la poignée et pénétra dans une pièce manifestement vide ; tous les effets de la cliente avaient disparu. Les rideaux étaient ouverts et la pâleur de la nuit finissante éclairait un peu la chambre. Elle eut enfin le loisir de regarder longuement autour d’elle. Sur le petit bureau de bois étaient posées la clé et une enveloppe contenant, en espèces, la somme exacte de la note que Vincent n’avait pourtant pas encore éditée. Elle crut d’abord qu’il n’y avait rien d’autre, mais comme elle s’apprêtait à sortir, elle vit sous la penderie les souliers à brides, couverts d’une épaisse poussière blanche qui avait sali la moquette. Elle en eut aussi sur les mains lorsqu’elle les saisit ; elle la reconnaissait. Elle les contempla un instant puis se déchaussa, les enfila et commença sa journée de travail.