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     Je l'avoue : je n'aime pas l'uniforme scolaire ! La raison de cette étrange antipathie ? Tout est très simple : une inévitable association avec celui porté jadis par les gamins de l'Union soviétique. Les filles mettaient une robe brune — non, pas ce beau châtain doré ou noisette, mais plutôt un brun foncé défraichi — et un tablier noir qui se chargeait probablement de représenter le deuil d'une enfance heureuse...
      Les garçons étaient plus chanceux : ils avaient une chemise blanche, une veste et un pantalon bleu sombre d'une teinte tout à fait acceptable. Pourquoi cette injustice envers les filles ? Une seule réponse possible me vient à l'esprit : les responsables de l'éducation craignaient une coquetterie féminine trop précoce.
      Nos parents ne nous achetaient qu'un ensemble pour toute l'année scolaire; celui-ci était lavé chaque weekend. Faute de mieux, nous le portions tel quel (un bambin de sept ans, ça joue et se salit) pendant les jours de semaine.
      Bon, d'accord, l'uniforme de mon fils ainé est plus joli. On ne peut pas le nier : les parents d'aujourd'hui ont un avantage sur les nôtres, ils ont le luxe de choisir la couleur du haut. En général, entre le blanc, le gris et le bleu foncé. On se débrouille avec, ce qui n'est pas le cas du pantalon plastifié qui se déchire avec une persévérance incroyable. Il a aussi d'autres qualités remarquables : il est disproportionnellement cher par rapport à sa résistance aux péripéties de la vie scolaire, car ceux qui le portent sont des ados ordinaires auxquels il arrive parfois de courir et de se pencher. En bref, pendant l'année scolaire, vous êtes obligé de recoudre plusieurs fois ce pantalon de misère.
      Après l'avoir raccommodé trois fois de suite au début de l'année, je décide de m'en plaindre à l'école. En effet, à qui d'autre pourrais-je exprimer mon point de vue à l'égard de ce tissu ? Une école, c'est fait aussi pour écouter les avis des parents. Je leur ferai connaitre le mien lors de la prochaine réunion du conseil d'école. Que je suis naïve !
      Je cherche les dates des rencontres sur le site de l'école. Elles n'y sont pas, mais il y a des numéros de téléphone. Un bip, un autre et une voix grinçante qui me fait penser à un fauteuil à bascule me répond. Non, pas la vive voix de la secrétaire, mais celle de la boite vocale. Je laisse un message tout en ayant une étrange impression que quelqu'un m'écoute et respire dans le combiné. Dimitry, mon mari, me reproche souvent d'avoir une imagination trop fertile. «Une imagination débordante ne fait que compliquer la vie. Il faut savoir se concentrer sur des choses réelles, mon Annette», me répète-t-il.
      La traduction de ses paroles est la suivante : Anne, tu perds ton temps en dessinant des tableaux. Tu vois bien que tu ne gagnes pas beaucoup. En outre, la lecture de romans fantastiques constitue une pure perte de temps. Si on ouvre un bouquin, celui-ci devrait être un manuel ou un guide de réparation.
      Une chance que Dimitry ait un bon poste de responsable informatique dans une banque. On ne peut souhaiter un métier plus raisonnable. Il n'est pas encore directeur, mais avec ses talents et sa persévérance, l'avancement est plus que possible.
      Et mes enfants, ils sont tous passionnés par l'informatique, la robotique et les sciences. Enfin, tous sauf Oreste qui aime bien les histoires imaginaires et qui ne crie pas comme Maël lorsque l'on arrive à la fin du conte : «Ce n'est pas pour de vrai ! Je sais que les sorcières, ça n'existe pas !» Quant à Alexandre, qui est déjà au collège, il a les deux pieds bien trop sur terre, comme son père, pour perdre ainsi son temps.
      Moi, je me réalise dans l'éducation de nos enfants. Du moins, Dimitry peut se permettre d'avoir l'esprit libre et de consacrer tout son temps à sa carrière. Sa progéniture est entre de bonnes mains.
      Je ne reçois aucun retour de la part de l'école. Même après avoir laissé un second message. Agacée — je comprends bien qu'ils sont occupés, mais ils peuvent quand même répondre à une simple question au bout d'une semaine — je m'apprête à leur rendre visite, vu que j'habite tout près du collège. La montagne n'allant pas vers Mahomet, Mahomet ira à la montagne.
      Mais avant, j'essaie de les joindre de nouveau. Cette fois, je compose un autre numéro trouvé sur leur site. Une musique répétitive se fait entendre pendant une dizaine de minutes et, finalement, quelqu'un me répond. Après avoir écouté ma question, la personne lâche :
   — Trente-et-un octobre
   Quelque chose clique dans le combiné et j'ai de nouveau l'impression d'être... comment le décrire ?...  dans une autre dimension.
   — Trente-et-un octobre ? Mais c'est...
   — Trente-et-un octobre, répète mon interlocutrice. Vous êtes la bienvenue.
      Du moins, «je suis la bienvenue». J'aimerais demander de répéter la date, mais je crains de passer pour une retardée. Je vois bien que c'est une grande école et qu'ils sont occupés. Je ne les importunerai pas davantage — j'ai entendu la date de mes propres oreilles. Peut-être qu'ils l'ont choisie afin de ne pas avoir affaire à une salle remplie, car la plupart des gens fêteront Halloween avec leurs enfants. Il semble que la participation des parents ne soit pas leur priorité. N'empêche, une rencontre le trente-et-un octobre, c'est bizarre.
Je ne me retiens pas de faire remarquer :
   — J'ai laissé deux messages il y a environ une semaine... Personne ne m'a répondu...
Sans se formaliser, mon interlocutrice repartit :
   — Nous n'avons pas reçu vos messages.
   — Vous ne les avez pas reçus ? Comment est-ce possible ?
   — Je ne le sais pas, Madame. Nous ne les avons pas reçus.
      Que pouviez-vous répliquer à cette affirmation ? Ou bien les répondeurs ne fonctionnent pas dans cette école, ou bien les secrétaires n'écoutent pas les messages, ou bien... Oui, il existe cette troisième option : on me livre du grand n'importe quoi. Quoi qu'il en soit, j'y serai dans quelques jours. Je n'ai rien à perdre en allant à cette rencontre. «Ou si ?...», me souffle soudain une voix intérieure.
      Le jour J, le trente-et-un octobre, Dimitry et moi sommes prêts à affronter la chasse aux sucreries. Oreste et Maël sautillent sur place en manifestant leur impatience. Alexandre garde son calme, ainsi sont censés se comporter les frères ainés. Il bruine — c'est une loi non écrite : ce jour précis, ou il fait extrêmement froid, ou il neige (si, si, cela arrive parfois !), ou il pleut !
Nos amis nous rejoignent près du parc avec leurs deux enfants.
   — Soyez dans les environs, je dis au petit groupe. Je ferai un saut à l'école et je reviens tout de suite. Je vous trouverai sur la rue des Neiges Éternelles, d'accord ?
   — Il n'y aura personne à l'école ! Quoi, penses-tu qu'ils sont assez fous pour manquer une telle soirée ? me fait remarquer Oreste d'un air expert.
   — Tu dois avoir raison, mais ils m'ont dit deux fois la date.
      Le groupe s'éloigne. Je me retrouve devant un monstre gris, étendu de tout son long : le bâtiment de l'école qui, dirait-on, est construit avec des blocs Lego. Le chemin qui mène à l'entrée est éclairé par des bougies posées à l'intérieur de grandes citrouilles. J'appuie sur la sonnette de la porte.
      Une femme vêtue d'une longue robe tissée ouvre. Son visage est dissimulé par une large capuche. «Une sorcière !» Cette pensée passe comme un éclair dans ma tête; en effet, l'ambiance s'y prête.
      Elle m'invite d'un geste à entrer sans enlever la capuche. La porte se referme derrière moi en émettant un grincement comme pour me prévenir d'un quelconque danger. Je frissonne contre mon gré : pourtant, je l'ai fermée doucement afin d'éviter un claquement. Pendant que nous suivons un corridor interminable qui succède à un autre corridor aussi long que le premier, j'observe mon accompagnatrice. Elle garde un léger sourire sous sa capuche sans prononcer un seul mot. Mais où m'entraine-t-elle ainsi sans me demander la raison de ma visite ?
      De longs corridors sont peints dans une teinte indéfinie de gris. J'aurais compris si la peinture de ce ton était moins chère, mais non, on choisit la marque de celle-ci et on ajoute les composants de la couleur par la suite. Comment est-ce possible que je n'aie pas remarqué ce décor auparavant ? Non, comment ne l'avons-nous pas remarqué ? Dimitry, qu'il ait un travail prestigieux ou non, a aussi sa part de responsabilité. Un mystère.
      Allez savoir pourquoi, je commence à me sentir mal à l'aise. Mais dans quel pétrin suis-je en train de me fourrer ? J'ai un désir irrésistible de revenir sur mes pas. À la place, je m'éclaircis la gorge, bien qu'il faille plutôt éclaircir la situation :
   — Je suis venue, car j'aimerais assister à la rencontre du conseil d'école. Pourriez-vous me dire où nous nous dirigeons ainsi, à vive allure ?
Aucune réponse. Un autre frisson me parcourt le dos. Mais malgré ma peur, je me retourne vers mon accompagnatrice :
   — Désolée, mais je vous ai posé une question. Pourriez-vous me répondre s'il vous plait ?
Mon «s'il vous plait» — politesse oblige — je l'aurais volontiers remplacé par des mots plus expressifs.
   — Oh, je vous accompagne à la salle de rencontre. Nous y arriverons bientôt.
   — On a choisi un jour inhabituel pour cette réunion...
  La femme se contente d'esquisser un vague sourire.
      Lorsque je commence à penser que nous faisons un troisième tour de l'école et que l'inconnue tente de brouiller les pistes, nous entrons enfin... dans une salle vide. Je jette un regard sur mon mobile. Ne m'a-t-on pas dit que la rencontre se tiendrait à sept heures du soir ? La peur oubliée, c'est de l'indignation que j'éprouve. Faute de mieux, faute d'un autre interlocuteur, je me retourne vers la «sorcière» :
   — Pourriez-vous me dire où sont tous les autres ?
Celle-ci enlève enfin sa capuche et un visage expressif et avenant apparait sous les plis du tissu.
La femme hoche la tête avec conviction et me tend un formulaire apparu de nulle part :
   — Ils viendront bientôt. Entre-temps, signez la feuille de présence.
      Je fronce les sourcils. Des lettres calligraphiées se mettent je ne sais pour quelle raison à se disperser sur la feuille. Je m'attarde surtout sur ce qui est écrit en bas — avant de signer quoi que ce soit, il faut lire attentivement tout, et en particulier les petits caractères. Là, en général, se trouve le plus important.
La femme continue de me suivre du regard comme pour me signaler qu'elle attend ma signature. Je hausse les épaules :
   — Puis-je savoir à qui ai-je l'honneur ?
   — Liliane Lachance, conseillère pédagogique.
      Sous son regard insistant, je parcours des yeux la feuille qui se transforme en une fiche de présence — dès que mon accompagnatrice s'est approchée, les lettres se sont soudainement immobilisées. La police de petite taille est réservée aux coordonnées de l'école. Ai-je rêvé les fioritures ?
      Alors que je m'apprête à refuser de signer le formulaire jusqu'à l'apparition des autres participants, un petit groupe entre dans la salle en discutant gaiement. Un homme se sépare des autres membres du conseil et se dirige vers la feuille qui est toujours posée sur la table devant moi et la signe. Un autre suit son exemple.
      Bon, c'est une école. On me demande de signer une feuille de présence et non un contrat de vente. Mes doutes sont partiellement évaporés; en outre, je ne peux plus offrir un prétexte pour esquiver la signature de la fiche. En essayant de ne pas prêter attention à une étincelle qui flotte dans l'air à ma droite, j'écris mon nom d'une main tremblante. Les autres ne le voient pas, mais moi je le sens. Cette fois, j'exagère réellement. Je devrais emprunter à Dimitry un peu de son bon sens. N'empêche, tout va de travers depuis que je suis sur leur territoire.
      La rencontre se déroule d'une manière plus ou moins normale. J'explique la raison de ma visite. Les gens — ceux qui ont fait fi de la fête — m'écoutent poliment et hochent la tête. Je les écoute à mon tour. Lorsque la discussion dudit pantalon est terminée, c'est-à-dire après que de nombreux mots généraux qui ne veulent rien dire ont été prononcés, je me dépêche de retrouver les miens.
      Pourvu qu'ils ne se soient pas éloignés de la rue des Neiges Éternelles. Je me précipite vers une extrémité du parc où je retrouve ma famille. Dimitry a l'air contrarié et épuisé, comme c'est toujours le cas lorsque je m'absente pour plus de dix minutes, — rien à voir avec l'enthousiasme des enfants. Nos amis ne sont plus là; ils ont décidé de chercher des trésors dans un quartier plus éloigné : c'est leur première année au Québec et ils s'exaltent devant de nouvelles fêtes.
      Dès que Dimitry me remarque, il commence à se plaindre du comportement de nos enfants. Maël et Oreste contestent vivement ses propos. Non, ils n'ont pas couru dans tous les sens. Non, ils ne se sont pas disputés à cause des bonbons. Oui, ils sont restés sages comme des images. Même Alexandre est emballé et parle à haute voix en interrompant les autres.
      Vers neuf heures, lorsque toutes les sucreries sont raflées, Dimitry et moi réussissons enfin à entrainer nos petits anges à la maison. Comme chaque année, ils se vantent des trésors amassés et se disputent pendant le partage des bonbons, malgré le travail éducatif fait la veille. Tout le brouhaha prend fin vers dix heures. Une douche, un baiser et les chasseurs de sucreries sont au lit.
      La tête lourde, je me couche après avoir caché une bonne partie de la récolte dans notre placard sous une pile de draps. C'est l'un des rares endroits de la maison où personne n'aurait l'idée de fouiller. Ainsi, j'espère éviter les maux de ventre et une visite chez le dentiste.
      Mon sommeil est très agité. Une fois, Maël me réveille, car il veut boire un verre d'eau. Puis, Oreste se plaint de ne pas réussir à s'endormir. Ensuite, attirée par un bruit étrange, je surprends Alexandre en train de fourrager dans les placards de cuisine. Je le gronde, il proteste : «Mais tu as caché tous les bonbons !» et réveille ses frères. Le rugissement de Dimitry — «Tu oses chercher des bonbons maintenant ? Il est onze heures ! Va immédiatement dans ta chambre !» — les tire définitivement du sommeil.
De plus, un rêve étrange me poursuit toute la nuit.
      Je bosse dans une entreprise fermée où se déroule toute ma vie. Nous renforçons une forteresse. Après avoir terminé notre journée de travail, nous descendons au sous-sol où se trouvent nos étroites chambres à coucher. Je n'ai pas de famille et je ne parle à personne. C'est interdit. Pourquoi ? Nous n'en savons rien. Ainsi sont les règlements et il ne vient à l'esprit de personne de les enfreindre ou de se poser des questions, ou — encore pire — de les poser à quelqu'un d'autre.
      Maël me réveille encore une fois. Je lui apporte son verre d'eau et sombre dans un sommeil, bien qu'il me bombarde de questions. «Maman, quelle heure est-il ? Pourquoi fait-il noir pendant la nuit ? As-tu mangé tous nos bonbons ? Pourquoi ne me réponds-tu pas ?»
      Mon rêve continue. Encore une fois, des chiffres à n'en plus finir. J'essaie de sourire à ma voisine, une jeune brune qui semble avoir un caractère doux, et je lui demande comment ça va. Je dis «semble avoir», car nous n'échangeons jamais un mot. Chacun d'entre nous connait parfaitement son travail et nous n'avons pas besoin de communiquer.
      Aussitôt, je me retrouve dans le cabinet de la responsable. C'est cette vipère de petite femme discrète qui m'a dénoncé, j'en suis sure. Je l'ai vue jeter des regards dans notre direction. Malgré mes tentatives d'explication, on me transfère dans une autre section où résonne le bruit incessant des machines. Désormais, je suis ouvrière, je dois surveiller ces grands monstres bruyants. En quoi consiste ma faute ? Pourquoi ont-ils réagi ainsi ? Ah, oui, j'ai salué ma collègue de travail. Et alors ? Je muris le plan de m'évader, mais je me garde bien de le divulguer à qui que ce soit.
      Le lendemain, je me réveille complètement épuisée comme si je vivais réellement toutes ces épreuves. Mais pourquoi «comme si» ? Imagination débordante ou non, cette fois, j'en suis sure : l'univers que j'ai découvert durant la nuit est réel.
      En général, j'oublie mes rêves dès que j'enfile mes pantoufles. Aujourd'hui, je prends du temps pour réaliser que je suis chez moi et que j'ai une famille. La présence de l'étincelle à ma droite insinue que cette aventure n'est pas terminée.
      Mon intuition est bonne. Lorsque je me lève, je découvre qu'Alexandre a un rhume et un mal de tête. Maël est très énervé et importune ses frères. Oreste ne cesse de parler de son cauchemar. Anxieuse, je ne l'écoute que d'une oreille tout en essayant de lui être d'un réel réconfort. Soudain, une phrase attire mon attention. «...l'extrait de tulipe sauvage aide à combattre la magie nuisible. Tu auras besoin des ingrédients suivants : trois poils de chat, cinq gouttes de jus de tulipe, trois gouttes d'espoir et un désir fou de réussir pour préparer une potion magique...»
   — Attends, mon grand ! D'où te vient cette connaissance ?
   — C'est ça, tu ne m'écoutes jamais ! Je te l'ai dit tout à l'heure ! Je te raconte ce dont j'ai rêvé pendant cette nuit...
   — Non, non, mon chéri, bien sûr que je t'écoute ! Je ne me suis pas encore complètement réveillée, c'est tout. Comment peut-on mesurer trois gouttes d'espoir ?
   — Mais c'est très simple, maman ! Tu prends une pipette de ta trousse de premiers soins et tu souffles à l'intérieur.
      Bien ! On a deux chats à la maison qui laissent leurs poils partout : sur nos lits, sur le clavier de l'ordinateur et dans nos tasses. Ce n'est donc pas un problème. J'ai des bulbes de tulipe dans mon placard de rangement — j'adore ces fleurs ! Trois gouttes d'espoir... Ça, c'est plus compliqué !... Et si j'en mettais cinq en soufflant ?... L'inexactitude gâcherait-elle le mélange ou l'abondance de biens ne nuit-elle pas ?... En ce qui concerne le désir fou... Bon !... Seulement ceux qui ont perdu la tête tentent des expériences pareilles.
      L'étincelle s'agite à ma droite. Advienne que pourra, je la saisis. Effrayée par mon élan, elle veut m'esquiver, mais, cette fois, je suis plus rapide qu'elle. Soudain, je vois la fiche de présence, celle que j'ai signée, dans le tiroir d'un bureau. Les lettres dorées quittent la feuille et s'élèvent dans l'air pour composer une formule. Si la «sorcière» pense que je resterai sans rien faire, elle se trompe !
      Entre-temps, Alexandre quitte la maison. Moi, je sors avec Oreste et Maël, les amène à leur école (heureusement, celle-ci est normale !) et me dépêche de revenir chez moi afin de concocter le mélange. Passons sous silence l'exactitude des trois gouttes d'espoir.
      Malgré l'émotion et l'empressement, j'obtiens un élixir émeraude du fond duquel s'élèvent des boules d'air transparentes. Je saisis le bocal — il parait que plus on est fou, plus on en rit — et me dirige d'un pas décidé vers le bâtiment gris. En fait, ne parlons pas d'un pas décidé : je frissonne de tout mon corps.
      Arrivée à l'école, j'invente — à la guerre comme à la guerre — que j'ai un rendez-vous avec madame Liliane Lachance (tient, elle m'a dit son vrai nom !). Quelques minutes plus tard, je me retrouve devant son cabinet. Par chance, elle n'est pas là. C'est exactement le bureau que l'étincelle m'a montré. J'ouvre le deuxième tiroir à partir du haut. La soi-disant fiche de présence, qui s'est transformée entre-temps en un contrat d'embauche avec des forces maléfiques, est sous mes yeux. Je la saupoudre abondamment de mon cocktail. Au milieu de ma besogne, une voix indignée me fait sursauter :
   — Mais que faites-vous ici ?!
      Sans perdre une seconde, je verse le contenu du bocal sur l'intrigante. Voilà ce qui produit un désir fou de ne plus être manipulée. Je m'attends à des cris, à des protestations ou — pourquoi pas — à ce qu'elle appelle la police. Comment expliquer alors mon geste ? À mon étonnement et à ma joie (ou à mon horreur, je ne le sais plus), Liliane Lachance s'évapore dans l'air. Oui, elle se volatilise — aussi étrange que cela puisse paraitre —, et, une minute plus tard, il n'y a plus aucune trace de la conseillère pédagogique dans le bureau et, j'ose l'espérer, dans toute l'école.
      Et moi, que fais-je à présent ? Dans des circonstances pareilles, il vaut mieux suivre son intuition. Je cours vers le bureau de la directrice de l'établissement. Elle ne me croira pas, bien sûr. Tant pis pour elle.
      Curieusement, Clara Ducharme, qui ne ressemble pas du tout à la conseillère — c'est une grande dame bien en chair —, écoute attentivement mon récit du début jusqu’à la fin. Je n'ai pas besoin d'insister sur l'importance de notre discussion, l'angoisse se lit facilement sur mon visage.
Elle soupire :
   — Je n'engagerai pas une nouvelle conseillère... Si vous saviez, c'est un vrai poste de malheur. La personne précédente était incapable d'aligner deux mots sur papier et elle bégayait sans cesse. Celle-ci créait une ambiance sombre... Je ne veux plus prendre aucun risque.
Je ne réussis pas à réprimer une exclamation :
   — Alors... vous me croyez ?!
   — Et pour quelle raison, ma chère dame, ne le ferais-je pas ? Pensez-vous être la seule victime ? Mes collègues m'ont aussi parlé d'un étrange phénomène. Ils affirmaient avoir subi l'influence de soi-disant ondes négatives. Cependant, prouver ce genre de choses n'est pas une affaire anodine.
Je hoche la tête, lui souris, mais une pensée désagréable me hante. Quelles sont les conséquences de mon geste et où se trouve à présent Liliane Lachance ?
Soudain, la directrice change de sujet.
   — Ne faites pas cette tête, ma chère. Votre mixture l'a éloignée de notre école, voire même de notre réalité, rien de plus. Notre conseillère existe bel et bien quelque part, ne vous rongez pas les sangs.
Voilà, je ne réussis jamais à cacher mes inquiétudes, mon entourage les devine facilement.
   — Comment savez-vous qu'il ne lui est rien arrivé de mal ?
   — Ma grand-mère était une guérisseuse, je comprends ces affaires-là. Vous voyez, ces connaissances peuvent nous être utiles un jour. D'ailleurs, à propos du mal qui a été fait, vous lui avez mis des bâtons dans les roues. Pour madame Lachance, c'est un mal.
Je la remercie et m'apprête à sortir, mais Clara Ducharme m'appelle lorsque je suis près de la porte :
   — À présent, vous savez qu'il faut se méfier des rencontres qui se déroulent le trente-et-un octobre.
   Elle me sourit.
      Je traverse le corridor, qui est beaucoup plus court aujourd'hui et quitte le bâtiment de l'école. Je me retourne pour lancer un dernier regard sur le monstre gris. Allez comprendre pourquoi Liliane Lachance a agi ainsi avec moi !... Qu'est-ce qui la motivait ? Le pouvoir sur les autres ? Le désir de se venger ou le sentiment d'insécurité ? Personne, sauf peut-être elle-même, ne pourra percer cette énigme, mais, certainement, elle ne se dépêchera pas de partager ses réflexions avec moi.
      Le soleil pointe soudainement derrière les nuages qui couvraient le ciel depuis quelques jours. Ses rayons tombent sur mon visage et éclairent le collège. Je souris pour la première fois depuis mon aventure scolaire. Qui a parlé d'un monstre gris et laid ? C'est plutôt, un dinosaure sympathique de couleur mauve.