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   Septembre 2013, Marie s’installe dans un appartement au cœur du Quartier latin, rue Jean de Beauvais. Elle a vingt-cinq ans ! Premier job ! Premier appart ! La vie devant soi ! Elle rayonne ; elle en a tant rêvé de cette indépendance !! Elle se réveille, des cartons partout, les copains l’ont aidée à emménager ! Hier, ils ont monté et descendu les six étages, chargés comme des mulets, pour terminer la journée, vautrés par terre, sur des sièges de fortune ! Les cadavres de bouteilles, les emballages de pizzas l’attestent : la soirée fut longue, animée, rires, musiques, gags, chants...Tard dans la nuit, ils se sont éclipsés les uns après les autres et ce matin, Marie savoure les premières heures de sa nouvelle vie.
   A midi, elle se décide enfin à émerger de son lit… puis de l’appartement. Elle s’engouffre dans les escaliers : objectif, profiter au maximum de la journée qui s’offre à elle. A mi-parcours, elle croise un couple: lui, une petite cinquantaine étriquée, grand, vouté, il porte une casquette qui laisse entrevoir un visage émacié, pâle, quasi imberbe. Elle, plus âgée, menue, les cheveux enserrés dans un turban suranné à la Simone de Beauvoir, est enveloppée dans un long manteau marron qui masque une silhouette chétive. Marie s’arrête, s’écarte pour les laisser passer. Indifférente, elle les salue distraitement … Ils répondent d’un vague signe de tête… un couple invisible ! Elle reprend sa course vers la vie, la vraie ! Elle court en direction du marché Maubert pour préparer son premier dîner d’amoureux. Ce marché, l’un des plus vieux de Paris, fait les délices des habitants du quartier, les étals regorgent de tout, il faut choisir, Marie s’absorbe dans ses achats.
   Au fil des jours, la vie s’organise : travail, sorties, balades sur les quais. Ils sont à deux pas de Notre Dame, de l’île Saint-Louis. Marie et Guillaume sont des habitués du quartier, ils y ont fait leurs études mais progressivement, ils découvrent une vie de province, non loin de l’effervescence du mythique boulevard St-Michel.
   Mi-Octobre : réunion de copropriété, Marie n’a pas envie d’y aller. Elle va pourtant, s’y rendre, sans grand enthousiasme. Elle arrive sur les lieux : une salle au rez-de-chaussée d’un immeuble du quartier. Elle s’installe, curieuse néanmoins de rencontrer la société qui compose cette petite copropriété : une vingtaine de protagonistes autour de la table. Elle jette un coup d’œil sur l’ordre du jour : il est 14H00, en deux heures l’affaire devrait être bouclée !
Les débats s’éternisent… Marie commence à regretter d’être venue, les sujets abordés se succèdent, de plus en plus insipides ! Impayés, travaux, nuisances nocturnes … Elle s’ennuie, son regard se pose alors sur le couple en face d’elle, les seuls qu’elle ait déjà eu l’occasion de rencontrer : elle les a croisés dans l’escalier, le jour de son arrivée ; elle les observe, un instant, dubitative: un couple ? Une mère et son fils ? Une sœur et son frère ? Au cours de la réunion, tous deux semblent planer à cent lieues au-dessus des chicanes ambiantes : aucun signe d’impatience, ils prennent part aux votes, puis repartent, imperturbables, après avoir échangé les banalités d’usage avec un concierge, manifestement tout ému, de ces marques de considération.
   Le soir, Marie raconte à Guillaume cette première réunion de copropriétaires, les débats, les empoignades, les zizanies, mais aussi ce couple étrange....  Guillaume les a croisés dans l’escalier, elle le presse de questions :
- Allons ! Rappelle-toi tes premières impressions ! Quand les as-tu rencontrés ? Comment les as-tu trouvés ? A ton avis, ils sont amants ? Mari et femme ? Peut-être mère et fils, ou frère et sœur ?
Guillaume se lève et sur un ton faussement grandiloquent déclare :
- Le célébrissime J.J. Rousseau nous avait mis en garde !! « Malheur à l’imposteur qui le premier ayant enclos un terrain s’avisa de dire « ceci est à moi ». La propriété est à l’origine de tous nos vices » ! Et ma petite Marie est atteinte   !  Métamorphosée en Madame Michu, rongée de curiosité !
Il se lance alors dans une pantomime endiablée, et sur l’air de la calomnie du Barbier de Séville, parodie sa petite amie !
- Qui sont-ils ? Que font- ils ? D’où viennent- ils ?
Les deux jeunes gens se regardent, éclatent de rire. L’incident est clos ! Le mystérieux couple oublié ! La vie reprend son cours…
   Quelques semaines plus tard, Marie rentre chez elle et aperçoit sur le paillasson une petite carte avec quelques mots griffonnés à la hâte, la voisine du cinquième lui demande de passer pour constater les dommages ! Elle pousse la porte de son appartement: la moquette est trempée, un rapide coup d’œil: le chauffe-eau a rendu l’âme ! Quelques désagréments en vue, mais rien de bien grave ! Brusquement, Marie se fige, médusée ! Elle ne peut réprimer une soudaine excitation ! La voisine du cinquième ! Mais c’est le fameux couple qui lui vaut toutes les railleries de Guillaume ! S’immiscer dans leur intérieur… Découvrir qui ils sont. Comment ils vivent. Elle s’empresse de descendre, sonne : des pas furtifs dans le couloir, la porte s’entrouvre, la voisine la fait entrer, Marie est immédiatement sous le charme ! Un décor digne des romans de Balzac. Une mélodie de Schubert plonge l’appartement dans une ambiance d’un autre âge. Lui, installé devant la cheminée avec un livre relève à peine la tête pour la saluer. Elle, aimable, souriante la reçoit dans une tenue d’intérieur, singulièrement élégante. Marie est troublée ! La vieille dame l’engage à la suivre dans le couloir pour prendre acte des dégâts ; Marie se dirige instinctivement vers la pièce à priori la plus exposée au sinistre, et là, contre toute attente, la voisine lui en refuse l’accès, gentiment mais avec fermeté :
- J’ai déjà préparé le constat. Ne vous mettez pas martel en tête, dit-elle, les assurances paieront !
   Toutes deux s’installent sur la table du salon pour signer le contrat. Au même instant, un magnifique chat persan noir saute sur la cheminée et bouscule un cadre : juste le temps pour Marie d’entrevoir  la photo : un couple pose en tenue de soirée, la femme arbore une parure de diamants étincelante.  La vieille dame s’est interposée. Avec une agilité impressionnante pour son âge, elle repousse le félin et subtilise l'objet qui disparaît dans un tiroir. Le félin plonge au fond du fauteuil inoccupé, s’installe et s’immobilise. Il scrute alors Marie de ses grands yeux cuivrés. Un regard fascinant qui transperce ! Un instant décontenancée, la jeune fille retrouve ses esprits et signe le contrat d’assurance.
   Au moment de partir, reflet inattendu dans le miroir du vestibule, Marie croit surprendre sur le visage de la vieille dame l’esquisse d’un sourire moqueur, énigmatique…
La vie reprend son cours.
   Une nuit, il est deux heures du matin, Marie rentre d’une soirée bien arrosée, Guillaume la dépose devant chez elle. Elle s’engouffre dans l’immeuble, enclenche l’interrupteur et s’engage dans la cage d’escalier : des bruits de pas, elle n’est pas seule ! Elle grimpe rapidement les étages, à l’approche du cinquième : deux silhouettes furtives, deux hommes, sortent de l’appartement du vieux couple. A l’instant même, la lumière s’éteint. Marie se précipite sur l’interrupteur, la lumière jaillit, la porte est close ! L’escalier est désert ! Tout est calme ! La jeune fille rentre dans son appartement : hallucinations, visions, délires, divagations ? Que peuvent faire deux individus à une heure aussi tardive chez ce couple de personnes âgées ? Effluves d’alcool, fantasmes ? Elle est décontenancée ! Elle s’effondre sur son lit et s’endort. Le lendemain, elle décide de ne pas en parler à Guillaume, il va encore se moquer d’elle, compte tenu de son état d’ébriété de la veille, son discours perdra toute crédibilité ! Reprenant à son compte, la formule préférée de son boss « Circulez, il n’y a rien à voir ! » Marie enterre l’incident ! Oublié ce couple de retraités qui coule des jours paisibles dans ce quartier tranquille de Paris !
   Elle est d’ailleurs submergée par son job ! Un évènement va la retenir à Nice en pleines fêtes de fin d’année : elle doit couvrir la présentation de la collection d’un des plus prestigieux joailliers de l’hexagone. Hébergement au Negresco assuré ! Le rêve ! L’exaltation est à son comble, Marie et un ami photographe sont chargés du reportage : Photos, interviews, déjeuners, dîners : tous les grands noms de la place Vendôme seront présents. Un séjour d’enfer !
   Au bout du compte, ils en sortent harassés mais heureux d’avoir mené cette opération en  professionnels confirmés. Avant de rentrer à Paris, les deux jeunes gens décident de s’offrir un plaisir bien mérité : la salle de jeux du casino leur tend les bras, le tapis vert, l’attrait du fruit défendu ! Une poussée d’adrénaline pour des néophytes! Une petite heure de, roulette anglaise, française… Ils se le sont promis, c’est pour le fun ! 50 € chacun, ils ne perdront pas plus ! L’horloge sonne le gong, l’heure a sonné ! Au moment de quitter la salle, alors que Marie admire une dernière fois ce décor féerique, un couple d’une rare élégance fait son entrée, elle ne peut s’empêcher de les regarder rejoindre leur table, son collègue la presse ils vont rater le train ! La femme se retourne et là, sidérée, Marie reconnaît le couple de la rue Jean de Beauvais, mais avec vingt ans de moins ! Celui de la photo ! Ils sont superbes ! La femme a senti l’attention appuyée de Marie ; le temps d’un éclair, leurs regards se croisent ! Marie croit discerner sur le visage de l'énigmatique joueuse, le même sourire moqueur déjà entrevu à Paris dans le miroir du vestibule de l’appartement ! Mais il faut partir, les jeunes gens quittent la salle.
   Retour à Paris, les questions sur cette rencontre fortuite la taraudent … et puis au fil des mois le mystère s’estompe. Des relations discrètes s’installent entre les deux femmes. Elles se sont retrouvées à plusieurs reprises dans des librairies du quartier, elles ont échangé sur leur passion commune pour la littérature. La vieille dame prête quelques CD de Schubert à Marie qui s’initie lentement à la musique classique. Ainsi, un attachement délicat se construit au jour le jour. Le chat est devenu le lien indicible, il a pris ses habitudes chez Marie. Pendant les absences du couple, il s’y installe. L’incident de Nice est presque oublié ! Marie est maintenant persuadée de s’être trompée ! Guillaume a raison, c’est son imagination …
   Néanmoins leurs escapades l’intriguent encore parfois… Mais, elle s’y est habituée. La vie coule des jours heureux dans le petit immeuble de la rue Jean de Beauvais.
   Et puis un samedi à l’aube, l’effroi !! Marie et Guillaume sont réveillés par des bruits assourdissants, des coups martelés contre une porte ! Cris, agitations, cavalcades, la police procède à l’arrestation du couple du cinquième ! Tout l’immeuble est en émoi. Marie se précipite à la fenêtre et aperçoit la voiture de police garée devant l'entrée de l'immeuble, le couple, menotté, est poussé dans la voiture. Avant de s’y engouffrer, la femme lève la tête et croise le regard de Marie. Elle adresse à la jeune fille son éternel sourire malicieux et énigmatique,. Le véhicule démarre, les portes claquent, chacun rentre chez soi, abasourdi ! Un silence de plomb s’abat sur l’immeuble. Marie perçoit un faible grattement contre sa porte, elle ouvre, le chat noir se glisse à l'intérieur et s’installe sur le canapé. Ses yeux sombres se posent sur Marie…
   Le lendemain, elle apprend par la presse l’interpellation de deux faussaires de renommée internationale. Dans le logement du cinquième, les policiers ont découvert un atelier de taillerie de diamants.
   Depuis, dans l'appartement de la jeune fille, le chat promène un regard absent sur tout ce qui l’entoure, il attend le retour de sa maîtresse… en compagnie de Marie.