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Il y a des personnes dont l’histoire témoigne de la cruauté et de la sérosité de la vie. Mais ce qui est encore plus saisissant, c’est que chez ce genre de personnes, vous découvrez aussi la véritable puissance d’un souffle de vie.

 Nous étions en été 2016. Le ciel était noir, sans étoiles et la température avait sensiblement baissé. Lorsque les averses diminuèrent, il s’approcha de son amie en s’adossant à la vasque de la fontaine ; il avait encore la nausée, la tête lui tournait, sa lèvre inférieure était déchirée, et son coude gauche enflait. Il montrait des signes d’impatience, et s’alluma une cigarette en tremblant, non pas de froid, mais de douleur et de peur, il avait peur, une grande peur qui empoisonnait ses blessures. Il enleva ensuite sa casquette bleue, se gratta les cheveux et la remit. Nous racontons l’histoire d’un migrant éthiopien arrivé en Europe par l’Italie il y a de cela quatre mois. Il se nommait Nati Seifu Tesfaye, un intrépide garçon de dix-huit ans.

 Nati quitta l’Éthiopie avec environ 200 000 birrs en poche, destination l’Angleterre où vivait son frère. Son voyage fut un long périple ; il passa d’abord par le Soudan, traversa le Sahara à pied et atteignit la Libye, avant une terrible traversée méditerranéenne vers les côtes italiennes. Il était de confession musulmane et oromo, peuple majoritaire mais marginalisé en Éthiopie (et désigné péjorativement par Galla). La situation est telle, que le gouvernement éthiopien contrôlé par une minorité ethnique, imposait sa volonté à la majorité, et le mode de gouvernement vieux d’une vingtaine d’années y était autoritaire et centralisé. Les journalistes, les musiciens, les opposants, et les étudiants étaient emprisonnés, assassinés ou portés disparus. Nati avait toutes les raisons de quitter son pays, la précarité était trop pesante, et ses parents, un ménage pauvre et malheureux, ne pouvaient pas lui offrir ses moindres rêves de gosse, lui qui voulait pourtant faire de la peinture.

Son père, Kaleb Tesfaye un ancien jardinier, avait une maladie du foie. Sa mère du nom de Fayza, âgée de quarante-quatre ans, d’une amabilité et d’un naturel tout à fait débonnaires, était femme de ménage à la mairie d’Adama, troisième ville du pays. Nati Tesfaye avait quatre frères et deux sœurs. Les deux premiers, des jumeaux, vivaient à Shashamané ; l’un chauffeur de taxi et l’autre, vigile d’un centre commercial. La première sœur de Nati, Abeba (vingt-six ans) quant à elle, aidait la journée dans un salon de coiffure, et se prostituait la nuit dans les rues d’Addis-Abeba. Elle allait rarement voir ses parents et préférait toujours ne pas se retrouver en tête à tête avec son père. Le troisième garçon du ménage était victime d’une paralysie depuis la tendre enfance, et sa situation fendait de douleur le cœur de Fayza qui le baptisa Manalebesh (qu’il y a-t-il de plus que toi). Auparavant, Kaleb écarta l’idée de l’envoyer à l’école ; il avait décrété que « le scolariser serait un gâchis », et qu’il fallait économiser assez d’argent pour payer les factures, et surtout s’occuper de ses frères plus jeunes, dont Nati. Nati n’était pas le benjamin de la famille, il était l’avant-dernier. Le cinquième enfant, Ulagarech, fut adopté par l’employeur de Kaleb. Ulagarech rentrait à l’université quand Nati entreprit de traverser la méditerranée au péril de sa vie.

Kaleb Tesfaye fut au service de Yohannes Mercha, un officier tigréen de l’armée éthiopienne, pendant quinze ans, à partir de l’été 1993, il avait trente-cinq ans à l’époque. Quand il fut engagé par M. Mercha à Adama, celui-ci l’invita à quitter son bidonville et à venir s’installer dans sa vaste propriété avec Fayza et leurs enfants: les jumeaux, Abeba et Manalebesh âgé d’un an.

Ulagarech fut le seul enfant que Kaleb et Fayza eurent chez M. Mercha, et ce dernier trouva l’enfant tellement joli et intelligent, qu’il l’adopta. Durant les quinze années passées au service de son employeur, Kaleb était un homme à tout faire ; il était jardinier, plombier, et gardien. Quant à Fayza, elle était la ménagère et la cuisinière de la maison. Kaleb emménagea en 1997 pour elle et les enfants, dans un appartement loué au sein d’un modeste quartier de la ville, mais lorsque l’épouse de M. Mercha était en déplacement, Fayza revenait s’installer dans leur maison pour s’occuper de leur fils dont elle était aussi la nounou.

Quand Nati (le plus virulent) naquit en 1998, Kaleb le scolarisa et il montra des signes prometteurs ; il s’intéressait à la géographie, au calcul, à la grammaire et au dessin. En 2004, Yohannes Mercha envoya son propre fils ainsi que Ulagarech à Londres. C’était un bon présage pour les Tesfaye qui voyaient Nati et son frère plein d’avenir.

Kaleb Tesfaye était bon musulman. Malgré les difficultés, il avait toujours préservé sa tendance à croire que ses économies serviraient à assurer l’éducation de ses tout derniers enfants, leur donner une chance d’avoir une vie plus souriante que la sienne. Malheureusement, il serait bientôt ruiné par cette maladie qui le rongerait avec acharnement. Mai 2006, alors que naissait Saba le septième enfant de la famille, un grand malheur arriva : M. Mercha décéda, empoisonné lors d’un dîner. Son épouse, une femme svelte et élancée du nom d’Oana, avait toujours détesté aussi bien Fayza que Kaleb, sa mort n'y changeait rien. Elle traitait les Tesfaye avec autant de mépris et finit par les virer à tour de rôle sans même verser leurs dernières payes.

Au fil des ans, Kaleb vieillissait à vue d’œil, il perdait du poids, le blanc de ses yeux jaunissait et il présentait quelques fois des confusions mentales. On lui diagnostiqua une maladie du foie aiguë. Mais le traitement de sa maladie n’était pas une mince affaire, et l’argent vint bientôt à manquer. Fayza avait fort à faire ; non seulement elle devait s’occuper de lui, mais aussi des enfants, et trouver un nouveau travail, elle n’avait même plus le temps d’avoir des amis.

Nati prêtait une attention distraite aux discussions de ses parents, mais c’est quand Fayza fut embauchée à la mairie d’Adama pour deux fois moins ce qu’elle gagnait chez M. Mercha, que la ration alimentaire diminua, et qu’il n’y eut plus d’argent pour ses livres, qu’il commença à s’inquiéter. Il était sensible à la souffrance de sa mère, il l’avait toujours bien aimée, qu’il décida d’alléger ses efforts au profit de Saba. Ce qu’il se rappellerait toujours, c'est le jour où il surprit Fayza en train de se tailler les veines ; elle souhaitait mourir, mais il était là pour l’arrêter et alerter les secours. Ce drame allait sans doute bouleverser sa personnalité pour le reste de sa vie. Alors, se sacrifier pour que la petite Saba puisse être entretenue et scolarisée avec le reste de l’argent, Nati n’y voyait rien d’autre qu’une nécessité. « L’aventure, oui pourquoi pas ? » ce fut son idée. Il rêvait de faire de la peinture en Europe, et il avait bien entendu quelqu’un sur qui compter là, quelqu’un chez qui habiter : Ulagarech, qui rentrerait bientôt à l'université de Liverpool.

Au départ, Nati ne savait pas trop comment s’y prendre, parce qu’il n’avait ni  argent, ni passeport, et même s’il en avait, sa demande de visa ne serait sûrement pas prise en compte. Le fonctionnaire de l’ambassade lui dirait probablement : « Monsieur, votre dossier n’est pas au complet, votre demande de visa ne peut donc pas être considérée. » Nati insisterait, il dirait qu’il était bon dessinateur, il fatiguerait le fonctionnaire de ses supplications, et lui demanderait s’il pouvait l’aider, mais ce dernier lui répondrait encore probablement : « Écoutez Monsieur, je vous dis que votre dossier n’est pas recevable, je ne peux rien pour vous. Mais si vous insistez à le déposer, je le recevrai avec les frais de visa, sans même consulter votre dossier, ni donner une suite à votre demande. Voulez-vous toujours le déposer ? » Quelle arrogance !

Et encore, s’il arrivait à ce que son dossier soit complet, l’ambassade se réserverait toujours le droit de donner son visa à qui elle voulait, sans rendre compte à personne. « Crois-tu que l’Europe veut des gens comme toi ? Déjà à l’ambassade, on te trouve comme une charge médico-psychosociale de plus, et pas une chance », lui disait-on.

Les passeports, les visas bidon et machins n’intéressaient d’ailleurs pas Nati, car il savait qu’il y avait un moyen de contourner toutes ces formalités grossières, néanmoins il fallait de l’argent, beaucoup d’argent même, parce que les passeurs ne négociaient rien du tout. Et puisqu’il fallait commencer quelque part, Nati emménagea à Addis chez Abeba où il associa le job de laveur de voitures et de cireur de chaussures. Il prit également part à des activités de revente de drogue, de jeu, de racket et à des cambriolages. Recherché ensuite par la police pour avoir essayé de voler la montre d’un touriste suédois, de près de mille dollars US qu'il avait laissée dans une bijouterie pour la faire réparer, Abeba le planqua chez l’une de ses amies, jusqu’au jour où il envisagea un grand coup risqué plein d’étincelles : se venger de Mme Mercha pour le mauvais traitement qu’elle avait fait subir à ses parents et pour finir, la voler. Là aussi, notre Nati n’y voyait rien d’autre qu’une nécessité.

Après avoir fui Addis, il retourna à Adama, et réussit de façon rocambolesque ce qu’il projetait. Lorsque Fayza apprit ce qu’il avait fait, elle prit aussitôt la fuite et se réfugia au nord du Kenya chez sa sœur cadette, une infirmière, avec Kaleb, Manalebesh et Saba. Avec l’aide d’un ami d’enfance, Nati avait mis la main sur l’une des boîtes à bijoux de la veuve, après avoir tabassé le gardien, drogué et ligoté la nouvelle ménagère de la maison. Il dilapida une grande partie des bijoux, mais garda quelques-uns et récolta 273 276 birrs. Il envoya ensuite à ses parents 50 000 birrs (dont 20 000 pour Saba), joints d’une lettre dans laquelle il leur exposa comment il comptait rejoindre Ulagarech.

Dans l’après-midi d’un vendredi de juin de l'année 2016, Nati Tesfaye et les autres passagers embarqués sur un rafiot traversant la méditerranée, et menaçant de faire naufrage, furent secourus par un navire marchand italien. Au cours de cette sordide journée de vendredi, plusieurs autres migrants et réfugiés à bord d’une dizaine d’embarcations avaient été secourus au large de l’Italie. Parmi eux, des femmes enceintes et d’autres mineurs non accompagnés comme Nati. Des corps avaient aussi été repêchés en mer et d’autres, asphyxiés, avaient été découverts dans la cale d’un bateau de pêche bondé. Nati était l’un des rares Éthiopiens embarqués sur le rafiot où il rencontra d’autres Africains du Nigeria, de la Gambie, de la Côte d’Ivoire, de la Guinée, du Soudan, de la Somalie, du Sénégal, du Mali, et du Cameroun. Il rencontra aussi ses voisins les plus proches, les Érythréens qui étaient de loin, les plus nombreux sur le rafiot. La raison est que l’Érythrée était un pays assez pauvre au régime politique très fermé et aux libertés restreintes, où les violations systématiques des droits humains les plus fondamentaux étaient commises par le pouvoir en place.

Sur le rafiot, Nati était assis à côté d’une de ses cousines, une jeune érythréenne de seize ans, elle n’était pas accompagnée non plus, elle avait pour nom Samira quelque chose. Sa bouche pulpeuse, ses grands yeux magnifiques, son visage de lune et mou comme un fromage, frappèrent Nati, parce qu’elle ressemblait tellement à sa sœur Saba restée au Kenya (tant qu'il se demandait s’il reverrait un jour sa famille). Ils firent connaissance si bien qu'à leur arrivée en Italie ils étaient amis. C’était avec Samira l’Érythréenne que Nati continuerait son long voyage de la Sicile à Schweighouse.

Samira n’avait aussi qu’un sac à dos qu’elle portait, et ils étaient tous les deux en transit ; elle se rendait en Allemagne et rejoignait une vieille amie de son père qui vivait à Francfort. Dans un anglais rudimentaire, elle expliqua à Nati qu’elle avait fui le pays parce que son père était condamné à un service militaire interminable, et que c’est lui qui l’avait encouragée à tenter l’aventure européenne. Samira venait d’une tribu arabe aux origines saoudiennes et elle parlait un arabe que Nati comprenait tant bien que mal. Mais l’italien (langue de l'ancien colonisateur), Nati le parlait mieux qu’elle.

À via Cupa à Rome, Nati et Samira partagèrent la même tente. Dans ce camp indécent, il n’y avait ni eau courante, ni électricité. Les branches d’arbres servaient de sèche-linges, de porte-habits et de parasols. Mais via Cupa, située près de la gare routière et ferroviaire de Tiburtina, était le principal point de chute des migrants en transit. Deux semaines après leur arrivée, une cinquantaine de migrants et de réfugiés, essentiellement des Érythréens, des Soudanais, des Somaliens, et des Afghans, prirent la route du nord de l’Italie, direction Milan. Parmi eux, les deux nouveaux amis qui ne se quittaient plus, ils étaient unis par leurs origines et surtout par leurs âges parmi des gens qui avaient passé la vingtaine et la trentaine.

Mais ce jour, un couple romain de passage, Mario et Gabriella, interpellèrent Nati et Samira, puis proposèrent de les aider à obtenir l’asile en Italie ; ils étaient écœurés par les épreuves dantesques que les Africains subissaient pour gagner l’Europe. « C’est une chance pour nous, voyons. Si cela ne tenait qu’à nous, nous accueillerions toutes ces personnes, mais aussi les Syriens, nous n’y voyons pas d’inconvénients, ces personnes fuient la guerre et la pauvreté », disait Gabriella en offrant aux deux Africains des sandwichs de qualité.

Les deux aventuriers racontèrent au couple romain la traversée et le naufrage de leur rafiot évité de justesse. Mais ils refusèrent toutes les propositions faites pour les aider, ils se montrèrent intraitables, car pour eux, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Suède, voire le Danemark seraient mieux que l’Italie. Mario était pourtant certain qu’ils avaient beaucoup de chances d’être régularisés en Italie, et leur situation lui tenait à cœur. Mario et sa compagne essayèrent en vain de les convaincre de rester. Ils les hébergèrent pendant une semaine et les conduisirent jusqu’à Côme au nord de l’Italie, en leur donnant de nouveaux vêtements, des chaussures, des articles de toilette et un peu d’argent. Ils voulaient se rendre dans un camp à Milan, mais Mario pensa que les déposer dans un camp à Côme serait mieux, parce que cette ville était encore plus proche de la Suisse. Cela n’empêcha quand même pas le couple de passer par le camp de Milan et de le présenter aux deux adolescents avant de reprendre la route de Côme.

Mais à Milan et à Côme, les camps de réfugiés étaient encore plus sauvages et plus indignes qu’à Rome, et c’est là que le départ pour l’Europe du Nord s’organisait. À Côme, les migrants guettaient perpétuellement l’ouverture, le chemin escarpé par lequel ils pouvaient quitter l’Italie. Avant de partir, Mario dit aux deux amis : « Croyez-moi, c’est très difficile d’aller en Suisse. Si jamais vous tentez de rentrer en Suisse et que vous êtes refoulés, n’hésitez pas à nous appeler. Si vous changez d’avis, vous serez régularisés ici. Vous pouvez aussi vivre avec nous, voyez-vous, vous êtes encore trop jeunes. Vous devez vous intégrer et faire des études. — Et surtout Nati, ajouta Gabriella, veille à ce qu’il n'arrive rien de mal à Sami. »

Le couple romain semblait bien connaître la situation à Côme ; des centaines de migrants bloqués après avoir été refoulés à la frontière suisse, dormaient dans un parc public tout près de la gare Como San Giovanni. Certains souffraient de problèmes de sous-nutrition, de syndromes de stress post-traumatiques et de maladies de peau. Nati et Samira essayèrent aussi par deux fois de rentrer en Suisse, mais leurs tentatives furent avortées lorsqu’ils butèrent sur la douane de Chiasso au Tessin. Ils finirent par trouver refuge dans une petite paroisse de Rebbio, un quartier populaire de Côme, où ils appelèrent Mario qu’ils implorèrent pour qu’il les fasse quitter l’Italie par la France.

Puis une nuit, aux environs de vingt-trois heures, alors qu’ils étaient enroulés dans des couvertures le long du quai de la gare, un jeune bénévole de Caritas Internationalis1 s’approcha d’eux. Il tapota Nati qui réveilla à son tour Samira. « C’est vous Nati ? » se rassura-t-il avant d’annoncer : « Mario m'envoie vous chercher. » Le bénévole leur demanda de ne prendre que les sacs et les présenta à deux hommes, l’un était un policier chauve et l’autre avait un visage de plâtre. Ce dernier leur serra les mains, et les embarqua à l’arrière d’un fourgon en leur disant d’un ton tendre : « C’est vous les amis de Mario ? Montez, on vous emmène en France. » Les deux mineurs prirent peur à la vue de ces inconnus, mais rien que le nom de Mario et de Gabriella les rassurait, et leurs visages sales et crispés devinrent radieux. Ils quittèrent ainsi ce camp immonde où des centaines d’autres migrants restés sur place, attendaient dans l’incertitude, la désolation, et la maladie. À l’arrière du fourgon, Samira s’endormit très vite à côté de Nati qui récitait des prières. Le fourgon se dirigea vers le sud-ouest, et entra en France par la Strada Statale 24 del Monginevro.

Tandis qu’à cinq heures du matin, le fourgon était en région Provence-Alpes-Côte d’Azur, près de la gare de Viévola, les policiers réveillèrent Nati et son amie, et leur donnèrent (toujours à l’arrière) deux bouteilles de lait demi-écrémé, des croissants, et de l’eau minérale. « Vous êtes en France, leur chuchota le chauve, vous continuerez le voyage avec une autre voiture. »

Nati avait sur lui une petite carte de l’Europe, et quand le policier l’informa qu’ils iront dans une commune nommée Lautenbach, dans le Haut-Rhin, il annonça à son tour à Samira que l’Allemagne serait tout près, car celle-ci le critiquait ouvertement de l’emmener en Angleterre plutôt qu’en Allemagne. « Tu ne m’aides pas, lui disait-elle le visage grave, tu ne penses qu’à toi, je ne te suivrai pas jusqu’en Angleterre, je prendrai ma route quand j’en aurai l’occasion. » À six heures, ils furent confiés à deux Français à bord d’une Renault Clio IV noire, direction Lautenbach. Le chauve tendit alors à Nati deux demandes d’asile manuscrites pour l'Italie et murmura : « Tenez ceci, au cas où. Et quoi qu'il arrive, soyez toujours ensemble, serrez-vous les coudes. »

Le trajet dura près de huit heures, sans passer par la Suisse. À ce niveau de l’histoire, Nati et Samira savaient que le couple romain usait d’une influence certaine pour leur donner de précieux coups de main, mais en vrai, ils ne savaient pas grand-chose, ils ignoraient que le couple n’était pas romain, mais napolitain et de surcroît, des membres de la Camorra. Leurs activités : le trafic d’animaux exotiques, le trafic de plutonium et d’êtres humains, si bien que la facilité avec laquelle ils firent entrer Nati et Samira en France, correspondait à celle avec laquelle ils faisaient circuler leurs marchandises dans une trentaine de pays au monde.

Les deux hommes à la Clio habitaient dans une vieille et commode maison à pans de bois, dans un endroit merveilleux proche de la collégiale Saint-Michel au nord de Schweighouse, un beau petit village de Lautenbach. « Elle appartenait à mon arrière-grand-père », disait l’un d’eux. Il s’appelait Edgar Bauer, et Samira quittait rarement des yeux son nez fin recourbé en bec d’aigle. La chouette petite amie d’Edgar, qui s’appelait Marguerite, pocha un saumon à l’aneth, qu’ils mangèrent avec des pommes de terre nouvelles, une salade de cresson et œufs durs, parfumée à la ciboulette.

 — Mario dit que vous êtes amis, dit Edgar dans un anglais qu’il parlait bien avec un accent allemand. Paraît-il qu’un passeur vous attend à Calais pour vous emmener en Angleterre ?

 — Dans cette saloperie de jungle ? s’indigna l’autre, son proche cousin qui se nommait Georg Glück.

Nati hocha la tête, mais Samira démentit.

— Pas moi, dit-elle sans conviction excessive. Moi, je vais en Allemagne. C’est à combien d’heures de route d’ici ?

— Où en Allemagne ? demanda Edgar.

— Francfort.

— Environ quatre heures.

— Mais détendez-vous, les amis de nos amis sont nos amis, fit Georg. Vous pouvez rester ici le temps qu’il faudra. Il y a des chambres libres en haut.

Nati et Samira passèrent la nuit dans le même lit, ils écartèrent la possibilité de dormir séparément, et dans des chambres différentes, ça aurait été pour eux une première depuis plusieurs semaines. En cette nuit d’été, dans le doux lit de cette étonnante maison à pans de bois au nord de ce village inconnu qu’est Schweighouse, les deux amis réalisaient la chance qu’ils avaient d’avoir rencontré Mario et Gabriella. Après une douche chaude bien méritée, ils étaient tellement contents que dans le lit, Samira noua ses bras autour de Nati et se serra contre son dos. Pendant un moment, ils commençaient à chanter, avant qu’elle n’autorisât sa main à se promener vers l’érection de Nati. « C’est peut-être l’une des dernières fois où on est ensemble », susurra-t-elle en lui passant la main dans les cheveux. Puis ils se firent face, dans le noir, et Nati lui embrassa les paupières, le bout du nez, ensuite les lèvres. 

— Je ne suis pas la seule à avoir envie de faire l’amour, hein ? murmura-t-elle.

— Hmm, moi aussi, tout me manque, avait-il répondu.

Au sommet de leur puissance sexuelle, un garçon de dix-huit ans et sa compagne de seize ans, étaient capables de faire et refaire l’acte un nombre de fois stupéfiant au cours d'une nuit, et ce fut le cas de ces deux-là cette nuit, et durant leur séjour chez les deux Alsaciens.

Le lendemain, Samira tenta d'appeler la vieille amie de son père qui vivait et travaillait à Francfort, mais sans réponse ; son numéro ne fonctionnait pas et quand ça passait, elle ne répondait pas. Une seule fois, cette femme répondit à l’appel et lui annonça qu’elle aimerait bien l’accueillir chez elle, mais qu’elle traversait une période difficile. « Mon appartement a pris feu. Je suis à l’hôtel pour le moment, je t’appellerai quand je serai disposée à t’accueillir », avait-elle menti au téléphone.

Et Samira commença à réaliser que le rêve allemand pourrait bien devenir une tragédie. Quant à Nati, il tomba sur un passeur dont il avait le numéro depuis l’Éthiopie, et ce dernier lui indiqua ses tarifs s’il souhaitait rejoindre l’Angleterre à l’arrière d’un camion, dans un bateau de pêche ou dans un bateau de croisière. « Si vous voyagez par voie terrestre, l’informa Edgar, le risque de vous faire arrêter est plus important. » Tout bien considéré, avec la complicité des membres de l’équipage, le voyage à bord des bateaux de croisière était généralement plus assuré et coûtait en contrepartie assez cher, deux mille euros, mais Nati était prêt à débourser cette somme.

Nati et Samira eurent droit à un traitement de faveur et à un confort inégalé à Schweighouse, ils n’étaient pas autorisés à aller très loin au risque de se faire contrôler et arrêter par la police, mais ils pouvaient profiter de la beauté brute du village et ses environs. Ils paradaient notamment avec Marguerite, qui bien entendu, leur fit visiter les éléments qui définissent le mieux Schweighouse, la statue de Saint Gangolphe le martyr de la fidélité conjugale, la collégiale Saint-Michel, les fontaines, et l’église du village. Une fois, ils arrivèrent jusqu’au col du Bannstein, traversèrent la route et empruntèrent un chemin forestier. Après l’escalade du rocher Hochfelsen, ils se retrouvèrent sur un autre chemin forestier plus important. En suivant le chemin forestier plat longeant un aplomb, Nati et Samira se rendirent compte de la hauteur des arbres qui poussaient en contrebas. Ils furent ensuite emmenés sur une petite colline où affleurait le schiste et où poussaient les pins sylvestres, les genêts et les bruyères. Au Hasenbroch, plusieurs points de vue sur la vallée du Florival s’offrirent à eux, et ils eurent le prestige d’apercevoir les Alpes suisses.

Mais comme dans presque toutes les histoires, les tournures désespérées n’arrivent que lorsqu’on s’y attend le moins, ou quand la vie semble commencer à sourire. On était à l’avant-dernier samedi d’août, et Edgar séjournait en Italie quand un drame se produisit dans cette maison à pans de bois. À onze heures et quart, en cette nuit, Georg était en train de se livrer à un de ses passe-temps favoris : prendre de la cocaïne dans le salon, et il était en compagnie d’une putain rousse pleine de vivacité. Vers une heure du matin, pendant que Nati dormait et que Samira descendait chercher un verre d’eau, elle fut interpellée par Georg qui l’obligea à prendre aussi de sa cocaïne. Et une fois droguée, il lui intima l’ordre d’ôter sa chemise de nuit en flanelle, mais elle semblait mener une brève résistance, et un bruit de chair cognant sur de la chair parvint à Nati dans son sommeil par la porte demeurée ouverte. Ce bruit mêlé aux craquements d’une chaise persista au point de le réveiller. Il dormait rarement comme une marmotte et quand il se réveilla brusquement, il alla d’abord faire pipi à la salle de bains, avant de remarquer que Samira n’était pas là. Mais suite à un nouveau craquement de chaise, il se précipita vers l’escalier et agrippa la rampe, d’où il voyait Georg déculotté, assis sur le canapé et maintenant sur ses parties la tête de Samira (complètement droguée) qui faisait des va-et-vient, et la fille rousse prit aussitôt la relève pendant un moment.

— Qu’est-ce que c’est ? s’écria Nati, lâchez-la !

— Allons donc négro, viens te joindre à nous, lui lança Georg en état d’ébriété.

— C’est quoi que vous lui avez fait ? Arrêtez, s’il vous plaît.

— J’apprécie beaucoup ce que ton amie me fait, j’ai envie de la prendre par derrière toute la nuit, fit Georg. Et toi, tu la prends comme ça, quand même ?

Nati marqua un temps.

— Enfoiré, s’enflamma-t-il, laisse-la remonter ou je te casse !

— Surveille ton langage, fils de pute, tu me menaces maintenant ? Je vais tellement te cogner que ta mère ne te reconnaîtra plus.

Georg ne s’attendait pas du tout à ce qui allait suivre, mais Nati descendit, et se rua sur eux pour tirer Samira. Puis lorsque Georg se leva, Nati le bloqua d’une clef au cou et le projeta sur le plancher. Ses doigts trouvèrent l’œil droit de Nati et sa tête se releva brusquement pour lui fendre la lèvre inférieure contre les dents. Nati avait déjà la bouche pleine de sang. Samira se mêla à la lutte, mais la fille rousse lui décocha un violent coup au visage, et pendant que Georg essayait de remonter son pantalon de pyjama, Nati lui empoigna les parties et il laissa fuser un affreux râle. Nati se saisit ensuite d’un cendrier en verre et lui cogna la tête avec, l’envoyant sur la moquette épaisse et moelleuse. Figée de peur, la putain tenta de filer, mais Nati réussit à l’empoigner par les cheveux, et lui cogna la tête contre le pied d’une table en proférant des invectives en oromiffa2, ensuite, il agrippa à pleines mains ses deux seins.

Elle saignait déjà à l’arcade et pleurait ; elle dut relâcher sa prise et, de nouveau, par quatre fois, Nati lui cogna la tête contre la table, lui enroulant les cheveux autour de son poing et tordant de toutes ses forces, et c’est là, au risque d’être tuée qu’elle empoigna aussi en dernier ressort les parties de Nati qui se mit à gesticuler, mais c’était sans compter sur la combativité de ce garçon qui d’un coup de poing, lui fractura le nez. Elle poussait maintenant des cris amers et pitoyables, puis il lui asséna un second coup de poing au-dessus de la tête, un troisième dans l’abdomen, et continua de déverser sur elle une grêle de coups, partout où elle offrait une surface vulnérable. Lorsqu’elle s’effondra dans une posture de supplication, son corps décrivant un angle improbable, ses mains couvrant son visage, il cessa de la frapper.

C’était la fin du pugilat. Samira pleurait de plus belle, Georg était sonné et la putain feignit de s’évanouir sur la moquette. Nati porta son amie jusqu’à leur chambre et l’habilla comme une enfant.

— Ça va ? lui demanda Nati. C’est quoi qu’il t’a fait ?

— Il m’a droguée et m’a tabassée, répondit-elle avec difficulté.

— On part, je n’demande pas ton avis, tu n’feras que c’que je dis, annonça Nati en préparant leurs sacs, et en s'assurant d’avoir sur lui son argent et le reste des bijoux volés de Mme Mercha.

Le visage de Samira ruisselait encore de larmes et elle laissait fuser de petits sanglots. Dehors, il faisait environ dix degrés, le ciel était couvert avec quelques averses faibles. « On va y aller », dit Nati en portant les deux sacs. Comme Samira hésitait, il lui prit la main. « Hé, Mario n’vous croira pas, revenez ici ! Vous allez où comme ça ? Vous n’avez pas idée, vous n’avez pas idée ! » beugla Georg, pendant que Nati et Samira s’évanouissaient déjà dans l’obscurité de la nuit.

Une fois à la fontaine du pèlerinage Saint Gangolphe, Samira pria Nati de lui laisser un instant de repos. « J’ai un mal de tête, s’il te plaît, je n’en peux plus », murmura-t-elle. Et avec la miraculeuse eau de la fontaine, il lui lava le visage et lui donna à boire. Il lui remit un sac qui lui servit d’oreiller, et la couvrit avec une couverture. Lui, il s’assit sur le bord de la fontaine. Les averses devenaient plus rares, il s’assit ensuite à côté d’elle en s’adossant à la vasque ; il avait la nausée, la tête lui tournait, sa lèvre inférieure était déchirée. Il s’alluma ensuite une cigarette dont la chaleur le revigora instantanément, et chuchota : « Hé écoute, t’es une chouette fille Sami, crois-moi, je m’y connais. Tu veux que j’te dise ? Si quelqu’un te touche, je lui ferai pisser du sang. »

1. Confédération internationale d’organisations catholiques à but caritatif.

2. Langue parlée par les Oromos.