Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

Aujourd’hui, je marche avec un grand sourire en direction du magasin de bonbons. J’imagine déjà le goût vanillé du nougat dans ma bouche et j’ai déjà cette véritable sensation de le mâcher. Que j’adore le nougat! C’est vraiment l’élément de ma vie qui me donne toujours des forces pour surmonter les moments difficiles. Rien qu’un petit morceau sur le bout de ma langue et la journée est sauvée.

 

Le plaisir du sucré et surtout du nougat me vit grandir depuis tout petit. Cette habitude d’aller le chercher ne s’installa pas en moi par hasard. 

 

Né dans une famille d’ingénieurs, ma vie enfantine fut limitée à résoudre des exercices de maths et de logique imposés par mon père, et à écrire et réécrire des centaines de dictées de la part de ma mère. Le but était de me donner la meilleure éducation et “d’avoir les pieds sur terre” comme disaient mes parents.

 

Evidemment que j’excellais, que mes résultats surpassaient tous les autres à l’école et je compris assez vite que je m’étais fait des ennemis pour cela. Tout le monde croyait que j’avais trop de facilités dans toutes les matières et que je pouvais tout faire en claquant les doigts. Mais personne n’avait pensé que tout se faisait par le travail et l’assiduité. La jalousie tenait tous mes camarades à l’écart de moi. Combien de fois avais-je rêvé d’avoir une vie normale, de sortir avec les autres, d’inviter quelqu'un pour une soirée-pyjama. Cependant, mes envies s’empoussièrent assez tôt, comme des meubles dans une maison inhabitée, car je commençai à vivre des petites situations désagréables. 

 

Un jour, Paul, un garçon de ma classe rigola de la forme de mes lunettes et tout le monde commença à glousser. C’est vrai que je ressemblais un peu à Harry Potter et je crû pour un instant que c’était une sorte de blague entre amis, entre camarades. Mais quand plus tard, il a frappé exprès mes lunettes avec le ballon, les verres se cassèrent et il prononça avec les dents serrés “Oh, je suis trop désolé pour toi”, je compris que je devenais victime de ma propre classe. 

 

J’avais toujours peur d’annoncer à ma famille les petits accidents que mes “copains” préparaient pour moi. J’avais toujours peur d’être traité d’un faible qui ne sait pas se défendre ou au contraire, je craignais que mon père aille résoudre mes problèmes à l’école à ma place et qu’on rigole de moi par la suite. Et ça aurait été encore pire pour ma pauvre existence dans cette misérable classe. Et même, quel bon élève aimerait faire plaisir à ses parents en disant qu’il est méprisé par les autres ? Alors je m’entraînais à trouver des bonnes excuses pour justifier mes bleus ou mes affaires cassées comme ma maladresse ou mon inattention.

 

Quant à l’accident des lunettes, pour me remonter le moral, ma grand-mère maternelle décida de m’emmener en balade avec elle et elle me fit visiter pour la première fois, cette merveilleuse confiserie artisanale du coin de la rue. En rentrant, je sentis de suite un soulagement et une échappatoire possible de ma vie de victime. Le magasin renfermait des odeurs magiques, du monde où le caramel dégouline pour vous offrir des formes de votre choix. Il pouvait être parfumé au citron, à l'orange, à l'ananas et même à l’orgeat, enrobé de chocolat ou encore agrémenté de pépites de myrtilles et de framboises ou même de noisettes broyées, que j’aimais bien séparer en mâchant. C’était là que j’eus la chance de goûter toutes les sucreries possibles. La gentille Mme Julliard, me fit découvrir toute la gamme des bonbons, des douces sucettes fruitées jusqu’aux gélatines multicolores. Je m’étonnais toujours que ses mains soient plus ridées que celles de ma grand-mère, malgré sa quarantaine d’années. Mais par la suite, je la respectais encore plus, elle qui passait son temps à mouler les confiseries et à rouler le caramel.

 

Le même jour, je goutai le nougat et je devins attiré, non, obsédé même, par ce goût mielleux. C’est bête comment on peut être charmé, jusqu’à être amoureux rien que pour un tout petit carré sucré, à base de miel, de caramel, d'amandes, et de noisettes grillées.C’est une vraie folie ! Et pourtant, je l’étais. Amoureux, obsédé, ensorcelé.

 

Depuis ce jour, je venais très souvent visiter Mme Julliard et bien sûr sortir de sa boutique les poches pleines de nougat. Je venais en été comme en hiver, quand la lavande fleurissait et quand la neige couvrait la terre froide, quand mes parents me pourrissaient la tête avec un certain concours ou quand on me rejetait une énième fois à l’école. Je venais parce que le lieu devenait pour moi un vrai refuge où on m’attendait vraiment.

 

Quelque temps plus tard, je fis la connaissance de la fille de Mme Julliard, Iris, une brune aux yeux verts de mon âge. J’étais timide au début mais quand je sentis qu’elle pouvait partager mes douleurs et mes rêves, j’écoutai mon coeur. Iris était la seule personne de mon âge à ne pas être jalouse de moi, elle était la seule qui pouvait être sincèrement contente pour moi, pour mes victoires et mes succès. Et je compris aussitôt que mon père avait tort en disant que les vrais amis sont ceux qui partagent nos malheurs. Non, le vrai ami, c’est celui qui sait vraiment jouir pour toi, sans ce regard rusé et jaloux au fond des yeux.

 

Iris fut mon premier amour et mon premier baiser, dans une ambiance douce et honnête. Elle fut aussi mon premier au-revoir aussi solennel quand elle dut partir pour étudier en Angleterre.

 

Et moi, je continuais quand même à venir dans la boutique pour m’offrir un carré de nougat. Au collège, où je ne m’étais jamais senti aussi seul ou au lycée où je compris que je n’avais pas les mêmes intérêts que mes camarades qui préféraient fumer des cigarettes et se saouler, plutôt que de discuter d’un sujet actuel ou tout simplement d’un film.

 

Et alors me voilà, je rentre dans la boutique et me dirige naturellement vers le fond. J’ignore, non, je ne vois même pas les stands sur les côtés avec les bonbons multicolores qui vous colorient la langue. Je ne vois ni les pâtes à mâcher, ni les dragées, ni les pâtes de fruits, ni les pâtes d'amande, non plus les pastilles, ou les gélifiés et les guimauves et surtout pas la réglisse que je ne supporte pas… Non. J’avance droit devant moi vers les boîtes de nougat. Dedans, quelques uns sont ramollis par la chaleur, ils débordent doucement sur les nougats d’en bas. Ceux-là sont entassés dans le bocal, parfaitement rectangulaires, couleur crème-miel. Je soulève le couvercle et prends la pince pour les saisir avec prudence. Mon nez accueille spontanément cette odeur vanillée qui transperce mes poumons. Elle a encore plus de nuances que lorsque je l’imagine: une goûte de caramel fondu et la douceur des amandes qui parsèment le bonbon. Je ne peux pas empêcher mes yeux d’attaquer cette tendre couleur. J’en prends cinq-six dans mon petit sac en plastique et me tourne vers la caisse. Par chance incroyable, il n’y a pas de queue cette fois-ci. “C’est mon jour” je me dis avec joie. Mme Julliard me sourit, mais ce n’est pas un sourire commercial. C’est un sourire des yeux qui brillent, comme toujours. Je lui souris aussi, je ne peux pas m’en empêcher, comme à chaque fois. On se comprend très bien sans mots. Je lui tends les pièces dans ses paumes toujours aussi ridées et lui lance un “à bientôt”.

 

Alors que je ne suis pas encore sorti du magasin, je laisse ma main glisser dans la poche sans bruit, le plastique léger se collant tendrement sur ma peau. J’attrape un nougat et l’approche de ma bouche. Il est assez collant et à ce moment, je me souviens que je ne me suis pas lavé les mains, mais mon désir est trop fort. La vanille sucrée se mêle dans mes narines. Plus près, toujours plus près. Je me sens déjà heureux. J’ouvre ma bouche. Cela faisait une semaine que mes lèvres attendaient cette texture aussi onctueuse. Une semaine que mon ventre fourré de légumes et de fruits était affamé de sucre. Il est temps que je me permette ce petit plaisir de la routine de tous les jours.

"- Mathias, bravo! Ton projet de pont a été retenu par la ville de Lyon ! Quel succès !!!" s’exclama tout à coup ma boss en me tapotant l’épaule.