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          Trois semaines que cela souffle du nord‑est, et la mer ne se décide pas à se calmer. La journée n'a pas été facile, la moitié des clients ont été malades et on a été obligés de plonger encore une fois sur un récif interne, là où le mouillage est possible sans casse. Quelques‑uns commencent à râler. Les gros poissons, les couleurs et les émotions, c'est sur les récifs externes qu'on les trouve. Seulement, dès qu'on double la pointe, le bateau enfourne et la vaisselle se répand à travers tout le carré.

          Je suis guide sous‑marin saisonnier dans un centre de plongée en mer Rouge. La vie est belle : le soir, je me couche dans l'impatience du lendemain qui sera une autre journée en mer au cours de laquelle j'offrirai aux clients les couleurs qui les aideront à supporter le crachin de la ville où ils retourneront bosser. Rencontres ponctuelles, la plupart sans suite. Je m'entends bien avec les autres moniteurs du centre, même si tous sont, contrairement à moi, des pros, des jeunes, qui font ça toute l'année. Pour être plus exact, c'est surtout « ça » qu'ils font à longueur d'année. Maintenant, pour les fanatiques de l'exactitude, leurs forces vives, ils les consacrent à faire étalage des quelques « ça » qu'ils finissent par faire, tir nourri oblige. Moi, mes relations privilégiées avec le sexe opposé, je les garde pour moi et la personne concernée. Et c'est là qu'il y a une ombre au tableau : je déroge à la règle du rapport verbal aux collègues sur l'anatomie des échanges de fluides avec les vacancières. Cela fait désordre dans la congrégation monitorale, et certains de mes collègues laissent courir le bruit que je manque de simplicité. Je ne compte plus les « Alors, avec la petite Machin, t'as conclu ? » auxquels j'ai opposé un étonnement poli, m’enfonçant ainsi davantage dans ma réputation.

          La journée a été magnifique. Saut à l'eau, d'emblée, vol de cinq raies léopard, puis, sous le bateau, au palier, requin-baleine, la magie ! Depuis la terrasse de ma chambre je peux admirer le jour qui tombe, sous un ciel éclaboussé d'orangés les plus fous qui s'harmonisent aux ocres des collines comme aucun peintre ne le pourrait faire. L'appel du muezzin vole de crête en crête le long des collines qui ferment le paysage au nord. La paix imprègne tout, et je me sens bien. Dans trente minutes, j'ai rendez‑vous avec Isabelle, une Canadienne vivant à Berne, elle est étudiante en histoire de l'Art. Je l'ai amenée aujourd'hui en plongée, elle a des yeux marron qui me font rêver, comme aussi le pli à la commissure de ses lèvres lorsqu'elle rit, c'est‑à‑dire presque tout le temps. Elle a accepté de dîner avec moi ce soir et je dois aller la chercher à son hôtel. De là, nous prendrons un minibus jusqu’au port où se trouve un petit restaurant où j’ai mes habitudes.

          Le réveil matin me fait éclater les oreilles, j’ouvre un œil mou, zut, déjà sept heures. La soirée d’hier me revient bille en tête. Personne ne me croira jamais, hallucinante cette histoire dans le minibus... Bon, allez, relax, je n’aime pas les petits déjeuners expéditifs, tant pis si les clients ne vont pas tarder à arriver au centre de plongée. Les œufs sont cuits mollets, comme je les aime, les toasts craquent sous la dent et le thé noir, bien chaud, exalte le goût d'écorce d'orange de Séville de la marmelade. Tandis que je jette un coup d’œil vers la mer, il me revient que Sandra sera sur mon bateau aujourd'hui. J’adorerais pouvoir l'emmener plonger, sur Gota Soraya par exemple, on y croise presque toujours des requins à pointes noires, et un de ces soirs je pourrais peut-être l'inviter à dîner, qui sait. Décidément, la vie est fabuleuse dans ce pays. Mais il est à présent temps de quitter la table.

          Quand j’arrive au centre de plongée, comme tous les matins, rien n'est prêt. Pierre, le patron, affiche une humeur sombre. Sur le tableau de planning, les attributions contradictoires se bousculent. Ratures, annotations illisibles, remarques à demi effacées, impossible de savoir quel bateau est attribué à chacun aujourd'hui. Je crois deviner que je suis chargé de l’Ilona, mais le feutre rouge a bavé. Raoul est vautré dans le divan en train de suçoter un TetraBrik de lait, son air renfrogné est révélateur de sa « non-conclusion » de la nuit. L'atmosphère prend quelques kilos lorsque Régis, le chef d'école, annonce que le groupe d'Italiens envoyé par MarAzzurro ne s'est pas pointé à l'aéroport hier soir. Pierre se met à râler : « Et merde, qu'est‑ce qu'on va foutre du Khaled alors ? ». Le train‑train est interrompu par l'irruption de Cécile. Cheveux en bataille, yeux en charbon ardent : aïe, elle a dû avoir vent de la nuit romantico que son Olivier a consommée avec la Danoise... La tension monte comme mercure sous canicule, Cécile se montre chiante à l'extrême. Olivier, prétextant une réparation urgente, se barre prudemment à l'atelier. Alors elle redouble de hargne et on y passe tous : Paul a oublié la trousse de secours hier, Raoul n'a pas vérifié la pression des bouteilles, et Adrien ferait mieux de tenir son équipage en main plutôt que de roucouler devant les belles Italiennes. La litanie commence à faire monter le taux d'adrénaline de tous les moniteurs, et je vois venir l'instant où l'on va se griffer le visage. Une diversion s'impose, alors je décide de leur raconter mon aventure d'hier soir en les appâtant avec un : « Eh les potes, vous savez quoi ? : j'ai une histoire de cul à vous raconter ». Quelques regards dubitatifs se sont bien allumés, mais dans l'ensemble l'effet est réussi, et en un tour de main le sofa dans lequel je suis assis se trouve encerclé par une meute d'oreilles avides : enfin je me plie aux usages ! Je me lance, en mettant une indispensable pointe de lenteur dans mon récit :

          — Bon, alors voilà : hier je suis sorti avec une cliente, Isabelle. On est partis de son hôtel pour le Sinaï, le chouette petit resto au port, celui qui prépare le mérou comme personne. On monte dans le minibus, Isabelle s’assied à ma gauche…

          Je marque une pause pour voir mon effet. La réaction ne tarde pas :

          — Ah ouais, lance Alain, maintenant je vois, la pouliche canadienne, celle avec des pare‑chocs Cadillac : Dis, l’air de rien, tu t'emmerdes pas toi, coco...

          Je continue comme si de rien n'était :

          — … à l'arrêt de l'hôtel Cintra, deux hommes montent dans le minibus avec une femme. Peut‑être l’épouse de l'un d'eux, ou alors la sœur, je ne sais pas — elle est voilée de noir de la tête aux pieds. Elle s'assied à ma droite. Le chauffeur démarre, on roule. Et soudain : ... paf, elle met sa main sur mon genou ! Et pas par erreur, parce qu'elle la laisse, et elle fait semblant de rien, elle regarde la route devant elle, je vois déjà les mecs sortir les couteaux recourbés, mais ils n'ont pas l'air d'avoir remarqué, ou alors ils font semblant. Je laisse mon genou là où il est, je me dis qu'il doit y avoir erreur, elle a dû me prendre pour l'accoudoir ; mais non, elle ne retire toujours pas sa main, je n'ose pas bouger. Et comme ça jusqu'au bazar où ils descendent tous les trois, comme si de rien n’était.

          Je laisse passer un temps avant de faire :

          — Alors, elle n’est pas belle, mon histoire ?

          Flottement, les regards sont partagés. D'aucuns ont l'air de se demander si je ne serais pas en train de me payer leur tête. D'autres semblent soupçonner que j'écourte mes paliers de décompression. Un petit nombre enfin, affiche un air navré : un minimum d’anatomie faisant partie de la formation de tout plongeur-secouriste, à leurs yeux il est clair que j'ai dû gagner mon brevet à la loterie pour ainsi confondre cul et genou. Bon, au moins la tension a baissé d’un cran et nous parvenons à clôturer l’organisation de la journée de plongée dans le calme.

            Mokhtar me tord discrètement le bras et je n'ai d'autre alternative que de monter dans le minibus, le cabas avec moi. Le siège à ma gauche est occupé, coup d'œil discret, c'est un Européen, il n'a pas l'air méchant. J'aurais dû dire non dès le début, mais les miliciens ont menacé de s'en prendre à mes enfants. Une idée folle me traverse la tête : provoquer un scandale. Oui, c'est la seule issue : créer un incident, il y aura une altercation, on sera forcés de s'arrêter, et tous leurs plans vont voler en l'air, j'inventerai n'importe quelle histoire, je jouerai à la folle, j'en profiterai pour me débarrasser de mon cabas et son contenu de mort. Alors je pose ma main sur le genou de l'Européen en priant pour qu'il réagisse et que Mokhtar et Aziz s'en aperçoivent. Je frissonne, bien sûr qu'il va réagir, m'adresser la parole au moins. Je fixe la route devant moi tout en lui malaxant le genou, et j'attends, anxieuse, le cœur gonflé d'espoir. Mais l'arrêt est là, et il n'a pas réagi. J'ai envie de crier, d'appeler à l'aide, mais Mokhtar me force à descendre, et nous nous mettons en route vers le marché où ils m’obligeront à déposer le cabas.

 

 

 

Crédit photo
Bipasha Bhattacharya ©