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D'aussi loin que je me rappelle, j’ai toujours été la plus petite et la plus faible. À la maison, à l'école — partout. Il n'y a rien de surprenant dans ce fait, puisque dans notre fratrie de cinq enfants, je suis la plus jeune. De plus, j'ai toujours été moins grande que la plupart des gamins de mon âge. 

En apprenant que son cinquième bébé était une fille, mon père n'a rien dit, mais une grimace a traversé son visage. Faute d'autre choix, il a accepté ma venue au monde sans exiger de ma mère de laisser le bébé non désiré à l'hôpital. Ça alors, c'était déjà bien. 

Il aurait pu se réjouir de la diversité dans la famille au lieu de se sentir déçu, mais cette pensée ne lui a pas effleuré l'esprit. 

Ma mère, habituée à devoir s'adapter aux moindres changements d'humeur du chef de famille et à dissimuler ses véritables sentiments, a fait tout son possible pour étouffer ses instincts maternels. Les «entrainements» quotidiens ont porté leurs fruits et elle a appris à se montrer indifférente envers sa fille unique qui, en plus, tombait constamment malade.

En effet, l'indifférence est le mot qui caractérise le mieux l'attitude de ma famille à mon égard.

Lorsque j'étais plus jeune, le divertissement favori de mes frères était de m'entourer et de me pousser de l'un vers l'autre en riant jusqu'à ce que je tombe, et de me mettre sur le dos des tasses ou des jouets qu'eux-mêmes avaient cassés. Je suppliais du regard ma mère d'intervenir en sentant instinctivement qu'elle était la seule qui pouvait venir à mon secours, mais celle-ci détournait les yeux et s'empressait de vaquer à ses occupations. 

Je n'osais pas raconter mes mésaventures à mon père, car je craignais qu'il m’en croie coupable. Il était trop grand, trop distant et trop froid et, de toute façon, mes frères m'auraient traitée de menteuse si j'avais essayé de protester.

Personne ne se souvenait de mon anniversaire, et je n'ai jamais reçu un seul cadeau tandis que mes frères en avaient en abondance. Personne ne m'appelait lorsque toute la famille se rassemblait autour de la table du diner. Si je manquais un repas, c'était tant pis pour moi. 

La situation a évolué lorsque j'ai eu sept ans, après une bagarre avec mes «camarades» de classe. Ma mère m'a demandé d'acheter du pain, et je courais gaiement vers le dépanneur le plus proche quand, tout à coup, trois garçons du voisinage m'ont remarquée et m'ont bloqué le passage.

—Où vas-tu, espèce de grenouille ? Tu n'as pas le droit de passer par là ! m'a dit Ivan, un grand garçon aux cheveux bruns bouclés, fils d’un de nos voisins.

        J'ai essayé de les contourner :

—Laissez-moi passer, ma mère m'a envoyée au magasin.

       En guise de réponse, ils se sont mis à sauter autour de moi comme des singes et à m’arracher les pièces des mains.

Mon père qui prenait le même chemin pour rentrer à la maison a été témoin de la scène. Il a chassé les garçons, m'a rendu les pièces confisquées et a grommelé en fronçant les sourcils :

—Pourquoi est-ce que tu ne te défends pas ?

       J'ai baissé la tête et ne lui ai rien répondu. Ni que j’avais l'habitude que les autres s'amusent à mes dépens, ni que les trois garçons étaient bien évidemment plus forts que moi. Je me sentais fautive. Après tout, j'aurais dû être plus attentive et remarquer mes «ennemis» bien avant. J'aurais pu emprunter un autre chemin. À la fin, si personne ne m'aime, c'est de ma faute, n'est-ce pas ? 

Mon père s'est éloigné sans rien ajouter. Il ne m'a pas aidée à me relever ni à nettoyer mon visage couvert d'un mélange de poussière, de sang et de larmes. Mais la seule phrase qu'il m'a lancée a créé un déclic. J'ai compris que j'étais autorisée à me battre. J'ai senti que mon père était mécontent de me voir jouer un rôle de victime.

Dès lors, mon statut a radicalement changé. Les garçons du voisinage ont été tellement surpris par ma soudaine transformation qu'ils n'ont même pas essayé de réaffirmer leur puissance. Intimidés par l'intervention de mon père — une figure monstrueuse à leurs yeux —, mes «ennemis» ont cessé de m'embêter et ont soudainement commencé à m'inviter à participer à leurs jeux. Ils m'ont fait alors penser à des pigeons qui, en cherchant des miettes, chassent leurs congénères plus faibles qu'eux. Avec la seule différence que les oiseaux se battent pour avoir de la nourriture, tandis que mes camarades de classe en ont suffisamment...

Mes relations avec mes frères sont, quant à elles, demeurées plus compliquées. Ils n’ont pas voulu se priver de leur bouc émissaire habituel. Au début, ils se sont montrés encore plus agressifs envers moi. J'avais peur, mais j'ai continué à les dénoncer à mon père. Je me suis dit qu’il serait vraiment dommage de capituler après avoir fêté mes premières victoires. Heureusement, j'ai eu la bonne idée d’en parler à leurs maitresses d'école : mes frères n'ont pas aimé avoir l'air ridicule devant toute la classe et être considérés comme des brutes qui embêtent leur petite sœur, et ils ont peu à peu compris qu'il valait mieux me laisser tranquille.

À présent, nous habitons probablement la maison la plus spacieuse du village, car mon père possède une grande ferme, et ses affaires marchent fort bien. Ma responsabilité consiste à nettoyer le poulailler et l'étable. Robert, mon frère le plus jeune, doit m'aider, mais il néglige d'habitude sa part du travail. Je sais qu'il est inutile de courir après lui, alors je nettoie tout. Si les bêtes sont obligées de rester enfermées, du moins qu'elles ne s'étouffent pas à cause des vapeurs d'urine et de selles. 

En fait, les animaux de notre ferme sont les seuls êtres qui me paraissent normaux, et ils sont mes seuls véritables interlocuteurs. Avec eux, je peux me permettre d'être moi-même. Je ne suis ni victime ni agresseur. Lorsque je rentre dans l'étable ou le poulailler, ils me reconnaissent et sont heureux de me voir. 

Contrairement à ce que mon entourage prétend, les animaux ne sont pas du tout sauvages. En tout cas, ils le sont moins que la plupart des humains que je connais. C'est vrai qu'entassés dans des cages étroites, ils se battent entre eux pour survivre. Mais si nous étions tassés comme des sardines dans des cellules, souillés de nos propres besoins et nourris de déchets que les géants qui nous ont capturés daignent nous jeter, nous nous comporterions pareil, voire pire. 

Souvent, après avoir fini mon travail, je regarde les animaux à travers le filet, j'ouvre la porte et caresse leur pelage. Parfois, lorsque mon père est absent, je libère quelques-uns d'entre eux pour qu'ils se dégourdissent les pattes.

C'est toujours difficile de les voir partir dans un camion vers l'abattoir. À ces moments-là, je m'imagine à leur place. Oui, nous savons parler, lire et compter. Et alors ? Ces habilités ne font pas de nous des êtres plus censés ou plus «dignes». Bien au contraire ! Elles nous appellent à être davantage responsables de nos actes.

Lorsque j'étais petite, j'espérais chaque fois que leur départ ne se reproduirait plus. Mais, en grandissant, j'ai compris que mes espoirs étaient vains. Ni leur vie ni la mienne ne changera d'elle-même. 

Aujourd'hui, une fête de Thanksgiving avec danses, costumes et musique se déroule à notre centre communautaire et, comme tous les villageois, mes parents et mes frères ont l'intention d'y participer. Heureusement, je reste invisible aux yeux de ma famille. Personne ne se souviendra de moi quand ils quitteront la maison. 

      C'est exactement ce qui se passe. La porte d'entrée claque, et je me retrouve seule. 

Assez ! J'ai attendu ce jour depuis longtemps. J'ai préparé mon sac où j'ai mis mon passeport, quelques sandwichs et des vêtements de rechange. J'ai un peu de monnaie dans mes poches que j'ai «empruntée» à mes frères en pêchant dans leurs tirelires. 

Oui, je sais : seule, dans une grande ville, je représente une victime idéale pour les hommes mal intentionnés. Mais qui ne risque rien n'a rien. Je demanderai à être placée dans un centre d'accueil pour ados. Avec un peu de chance, je pourrai étudier et exercer un métier. J'essayerai de me trouver un travail. Peut-être que quelqu'un aura besoin d'aide à domicile. Par exemple, une vieille dame qui a peur de rester seule la nuit voudra partager sa maison avec unecolocataire qui prendra soin d'elle. Ma famille ne me cherchera pas. Ils soupireront seulement de soulagement lorsqu'ils apprendront ma disparition. En particulier, lorsqu'ils découvriront ce que j'ai laissé derrière moi.

D'un pas rapide, j'entre dans le poulailler et ouvre les portes des cages les unesaprès les autres. Puis, je conduis le flot vivant vers la porte d'entrée. Très bien. J'espère que les poules sauront se débrouiller seules. Surprises, certaines d'entre elles ont besoin d'être dirigées vers la sortie. Pourvu qu'elles n'aient pas l'idée de revenir !... En fait, leur vie était assez moche pour qu'elles la fuient. 

        Je tape des mains :

—Allez, ouste ! Partez vite ! Dépêchez-vous !

Puis-je espérer qu'elles comprennent ce que je fais pour elles ? Me sont-elles reconnaissantes ? Non, il est plus probable qu'elles sont juste apeurées par le brusque changement ou encore enivrées par la soudaine possibilité de courir librement...

Je sors un sandwich de mon sac et cours vers l'étable. Il me sera ainsi plus facile d'obliger les vaches à partir. J'ouvre grand les stalles et, lorsque les bêtes sortent, je jette des pierres derrière elles et fais du bruit en tapant sur des vieux couvercles pour qu'elles se déplacent plus vite.

Voilà, c'est tout. Je regarde notre bétail courir vers la vallée suivie d'une forêt clairsemée et essuie la sueur de mon front.

Il est temps de partir pour moi aussi. Je jette un coup d'œil à ma montre. Le bus doit arriver dans quinze minutes ! Je cours vers la chaussée mais, soudain, je m'arrête à mi-chemin. Mon sac ! Voyons, où est-il ? Je l'ai probablement laissé à l'intérieur de l'étable lorsque j'ai sorti le sandwich... Que faire alors ? J'ai un peu d'argent dans mes poches. Mais mon passeport... Il me sera difficile de me débrouiller sans documents ni vêtements de rechange. Dans le monde des adultes, ils me sont indispensables. Je m'empresse donc de prendre le chemin du retour. 

Quand je m'approche de notre portail, j'entends le son d'unevoix au loin. Quelqu'un rentre chez lui... Pourtant, la fête doit battre son plein, ils auront quitté le club trop tôt... Bon, je n'ai pas le temps de me poser de questions. Allez, il me reste à faire un dernier effort pour trouver mon sac. 

Alors que j'entre en courant dans l'étable, des pas rapides retentissent dehors. Quelqu'un court sur le chemin qui mène vers notre maison.

Probablement, un voisin a vu nos animaux s’enfuir vers la forêt. Pas grave, il me reste encore quelques mètres à parcourir pour saisir mon sac. Ensuite, j'aurai le temps de sortir de l'étable et de filer vers l'arrêt de bus. Nos voisins ne pourront rien me faire.

De lourds pas se font entendre près de l'entrée. Il me semble que je reconnais cette marche... Mon père et Mark, mon frère ainé, apparaissent dans l'embrasure de la porte. Les Saints, comme c'est bête !... Je me fige sur place dans l'espoir idiot qu'ils ne me remarqueront pas dans la pénombre. Du moins, nos animaux se sont enfuis, ils sont déjà hors de vue...

        Mais bien sûr que mon père me voit :

—Aléna ! Qu'est-ce qui se passe ? Les voisins m'ont averti qu'ils avaient vu les animaux en liberté... 

        Il s'interrompt et observe avec incrédulité l'étable :

—Mais où est notre bétail ?...

        Je hausse les épaules en essayant de feindre l'étonnement :

—Je les cherche aussi. Comme vous, je viens d'entrer.

       Je suis une mauvaise actrice. Je n'ai pas réussi à les duper. Mark me connait trop bien — je me plains toujours à mon père lorsque je vois mes frères brutaliser les bêtes.

       Il me pointe d'un geste menaçant :

—Voyons donc ! Elle nous ment, je te le jure ! C'est elle qui a relâché notre bétail, qui d'autre aurait pu le faire ? Elle aime les sales veaux beaucoup plus que sa propre famille !

—Non ! je crie.

Mais c'est perdu d'avance. Ils ont remarqué la peur qui se lisait sur mon visage. J'aurais dû prendre un air indigné et, dès que j'ai entendu mon frère parler, hurler : «Ce n'est pas vrai ! C'est toi qui as ouvert les cages ! Tu m'accuses toujours sans raison !» Ils m'auraient crue alors...

Mark avance vers moi, en prenant une pelle au passage. Je recule : il n'a pas son air normal et j'ai l'impression d'être dans un film d'horreur. Une seconde plus tard, je me cogne le dos contre le mur. Je n'ai plus de place pour garder une distance sécuritaire entre nous. D'un mouvement brusque, Mark soulève son outil et fait un pas rapide vers moi. Je ne saisis plus ce qui se passe — la pelle descend et, en tombant, je ressens une vive douleur à mon épaule. 

Si je n'avais pas instinctivement bougé, j'aurais reçu le coup à la tête et, fort probablement, n'aurais plus été dans ce bas monde. Je n'aurais plus existé. Mais la fin ne tardera pas à arriver. Mark est beaucoup plus fort que moi et il a l'air de perdre la tête.

     J'entends de loin — comme si j'étais entourée d'un liquide — la sourde voix de mon père :

—Attends, Mark ! Qu'est-ce que tu fais ?

        Mon frère se retourne vers lui :

—Ce sera de pire en pire avec elle, tu ne le vois pas ? Il faut arracher les mauvaises herbes dès que l’on en aperçoit. Personne ne saura ce qui lui est arrivé, personne ne la cherchera. Es-tu d'accord avec moi ?

      Je promène mon regard d'un visage à l'autre et lis le verdict dans les yeux de mon père. Ma mort, pardon, mon assassinat vient d’être signé. Que puis-je faire contre ces deux grands hommes ? Après le deuxième coup, je verrai une lumière blanche très froide. Et puis, rien. Je le sais, car, un jour, Victor, mon deuxième grand frère, m'a lancée contre le mur et, pendant un court instant, j'ai vu un éclair. Heureusement, après une brève perte de connaissance, j'ai recommencé à respirer et repris mes esprits.  

      Ma mère pleurera ma disparition pendant quelques jours, et c'est tout. Tout le monde m'oubliera vite. Je mourrai à l'instar de nos bêtes, dans l'indifférence totale de tous. Personne n'arrêtera le crime, personne ne le dénoncera. Celui qui est plus fort gagnera. Ça a toujours été comme ça, et il en sera toujours ainsi. Mes assassins achèteront de nouveaux animaux. Ce sont eux et pas nous, moi et les bêtes, qui continueront à vivre paisiblement. Non ! 

Toutes ces pensées passent comme un éclair dans ma tête, car le temps me semble ralentir. Mark lève lentement la pelle et vise.

       Prise d'une soudaine colère, je me redresse malgré la douleur et la peur :

—Si vous me tuez, mon fantôme vous suivra partout et vous rappellera votre crime ! Même morte, je vous dénoncerai ! Vous verrez ! Vous ne pourrez pas me vaincre ! Jamais ! J'ai hérité des pouvoirs d'une sorcière ! 

     Peu importe les bêtises que je leur hurle, pourvu qu'elles les impressionnent !

        Je tends la paume ouverte vers eux en imaginant que des rayons jaillissent de mes doigts.

       Mark hésite, recule d'un pas et lance de toutes ses forces la pelle sur moi. Le coup atteint l'autre épaule cette fois. Mon frère jure et s'éloigne lentement sans détacher son regard de moi. Il parait que j'ai réussi à leur faire peur — probablement, moi aussi, j'ai un air fou.

        En grimaçant, mon père se racle la gorge.

—N'aie pas peur, Mark. Amène-la plutôt au maudit château, ça lui servira de leçon. Tiens, enveloppe-la avec ça.

     Il lui jette une vieille couverture, se détourne et sort précipitamment de l'étable. Mon père a décidé de laisser la partie la plus difficile à mon frère. Très courageux de sa part ! Personne n'ose s'approcher du «château habité par des fantômes» qui est en fait un ancien manoir délabré et perdu au milieu de la forêt. Les villageois racontent qu'ils voient de temps en temps des ombres énormes et entendent des hurlements aux alentours. Ils prétendent qu'il s'agit des loups qui se transforment en sorciers et rôdent là-bas. Je ne sais pas si c'est vrai, mais, dans tous les cas, ce lieu est plus sécuritaire pour moi que ma propre maison.

Mark s'apprête à protester, mais, en voyant que mon père est déjà parti, jette furieusement la couverture par terre et commence à s'approcher de moi :

—Hey, toi ! As-tu entendu ? Figure-toi, je ne te fais rien ! J'exécute seulement les ordres que notre père m'a donnés ! 

       Je hoche la tête sans rien dire. Le plus vite je sors d'ici, le mieux ce sera. N'importe quel endroit, même ensorcelé, me conviendra.

      Mark me lance un regard inquiet, soupire et se décide. Il s'approche rapidement, me soulève, me traine vers notre camion et me jette à l'arrière. Puis, il démarre le moteur, et notre camion se met à gronder et à faire des bonds sur les bosses de la route.

     Je m'installe plus ou moins confortablement dans un coin — mes blessures me font mal et je peine à bouger correctement les doigts. Qu'est-ce que je vais pouvoir faire près de l'ancien manoir ? Et si ses portes sont fermées ? Je devrai sans doute marcher plusieurs heures afin de sortir sur la route... Et si, lorsque nous arrivons sur place, Mark change d'avis et décide de me tuer ? Qui sait, peut-être que ce lieu est réellement maudit et exerce une mauvaise influence sur les esprits dérangés ?  

Pour arriver au château, Mark a choisi un chemin discret. Je m'approche du bord du camion et me lève. Les blessures me font souffrir et mes mains m'obéissent à peine, mais je réussis à sauter à terre. Pendant la chute, des branches fouettent mon visage. Je perds l'équilibre et tombe sur des pierres sans avoir le temps de tendre les mains pour me protéger le visage.

Je retiens ma respiration. Si Mark s'aperçoit de ma fuite, il lui sera très facile de m'attraper. Heureusement, notre camion fait beaucoup de bruit en ballotant sur les creux et les mottes du chemin, et mon frère s'éloigne déjà à toute vitesse en laissant des nuages de poussière après son passage. 

À présent, même si Mark découvre l'évasion, il ne saura pas à quel moment j'ai quitté le camion et aura du mal à me retrouver. Vite, la route principale doit être proche. Si je descends vers la chaussée, il n'osera pas m'entrainer à l'intérieur de l'habitacle sur la grande route. 

Deux pensées m'aident à marcher rapidement malgré la douleur. La première : je me vengerai. La deuxième : je ferai de bonnes choses dans ma vie. Par exemple, je créerai un organisme de protection animale. Ou je deviendrai vétérinaire sans frontières. Ou journaliste. Celle qui écrit des articles pour changer les choses et non celle qui attire le public en faisant circuler des ragots. 

Encore une dizaine de minutes angoissantes s'écoulent, et j'arrive à la chaussée où des voitures passent souvent. J'avais raison — ayant à peine atteint le bord de la route, je vois deux véhicules s'approcher. J'essaie d'agiter la main et saute sur place afin d'être mieux vue. Tous les deux — un fourgon et une petite voiture bleu clair — s'arrêtent près de moi. Je fais un pas vers cette dernière, car le camion doit être conduit par un homme, et ces derniers ne m'inspirent plus confiance. 

       Mais un homme mince, vêtu d'un long manteau démodé sort de la petite voiture et une femme habillée d'une salopette saute du camion. L'homme arrive le premier — il ajuste ses lunettes et se penche vers moi :

—Ça va ? Tu t'es perdu ?

      Et il recule brusquement en poussant un cri d'effroi — il a vu le sang sur mon visage et mes vêtements déchirés.

         Entre-temps, la femme accourt vers nous :

—Alors ? Qu'est-ce qui se passe ? Allons voir ! Mais qu'est-ce qui t'est arrivé, mon petit ?

       Il parait que j'ai l'air d'un garçon. Les cheveux emmêlés, tachés de sang et de boue, le visage blême et étroit, les yeux qui brillent. Rien dans mon apparence n'indique que je suis une fille, l'une de celles qui portent des robes roses et remercient poliment les adultes.

      La femme se penche à son tour vers moi et se redresse brusquement :

—Oh, il est gravement blessé ! Il faut l'amener d'urgence à l'hôpital ! Je vais m'en occuper. De toute façon, je passe par la grande ville.

       L'homme, qui me rappelle un prof distrait ou un gentil comptable, cligne avec perplexité des yeux :

—Avez-vous besoin de mon aide ?

        Avec un rire nerveux, la femme hausse les épaules :

—On n'a pas besoin de deux voitures pour le transporter. On ne va pas le couper en deux en plus de ce qu'il a. Mais vous pouvez bien sûr me suivre pour témoigner de l’état dans lequel nous l'avons trouvé.

        Elle me prend par les épaules et essaie de me soulever :

—Allez, monte ! Il ne faut pas perdre une seule seconde !

      —Je veux d'abord aviser la police. Ils ont essayé de me tuer et je veux transmettre leurs noms. Donnez-moi un papier et un stylo, je lui dis fermement.

      À la vue du sang qui coule sur mon visage, aucun des deux n'a l'idée de douter de la véracité de mes paroles.

—Tu pourras tout raconter à l'hôpital, ils transmettront l'information à la police, me rassure la femme.

—Si je meurs pendant le trajet, vous aurez quand même leurs noms. Je veux les écrire tout de suite, j'insiste.

      L'homme sort de sa poche une enveloppe déchirée sur laquelle figurent les mots «Au meilleur prof du monde» et me la tend. Tiens, il est réellement enseignant ! La femme hoche la tête :

—Tout ira bien, l'hôpital est à quinze minutes en voiture. Tu ne connais pas l'endroit ?

       Je hoche négativement la tête. Non, je ne suis jamais sortie de mon village. Mes frères accompagnaient parfois mes parents lors de leurs trajets en ville, mais moi je restais à nettoyer les cages.

J'écris en grandes lettres moulées : Mark Yann et Simon Yann. Mon père est bel et bien son complice. Même s'il ne m'a pas touchée du doigt. En fait, j'aurais pu énumérer tous les membres de ma famille — si ma mère et mes autres frères avaient assisté à la scène, aucun d'entre eux n'aurait pris ma défense. Même ma mère.

        Je serre l'enveloppe dans ma main :

—N'oubliez pas, s'il vous plait, de donner cette feuille à la police, si je perds connaissance.

La femme m'aide à grimper dans la cabine, et je m'assois sur le siège. Le camion roule doucement sans bondir sur chaque petite motte, et je me sens étrangement bien. Pour la première fois, je suis libre. Pour la première fois, quelqu'un s'occupe de moi. Non, je ne mourrai pas à cause de ces stupides blessures. Je vivrai et ma vie aura un sens. Je changerai mon nom de famille. Je suis née en février, je serai donc Aléna Février. Pas si mal comme futur nom.

Je me tourne vers la femme et l'observe à la dérobée. Elle a un visage tout à fait normal : ni rude — comme celui de mes frères, ni terrorisé — comme celui de ma mère. Un visage ouvert d'une personne qui ne gâche pas sa vie et celle des autres.

        Je lui demande :

—Je n'ai pas de famille. Avez-vous besoin d'aide à la ferme ? Je guérirai vite, ne vous inquiétez pas. 

—Je suis une fille, j'ajoute au cas où elle fasse davantage confiance aux filles.

        La femme parait surprise par ma question, puis soupire :

—On verra... J'habite dans une ville et je conduis des camions. Je suis donc souvent absente. J'ai besoin de réfléchir et de te connaitre mieux. Une seule chose est sûre : je ne te laisserai pas et prendrai régulièrement de tes nouvelles.

      Je hoche la tête. C'est mieux que rien. Il est possible que ce ne soientque des mots. Peut-être qu'elle oubliera vite mon existence. Peu importe. Le changement dont j'ai rêvé est fait. Une nouvelle vie m'attend. Une nouvelle vie où je ne serai plus une victime.