Note utilisateur: 5 / 5

Etoiles activesEtoiles activesEtoiles activesEtoiles activesEtoiles actives
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

1 - Enfant-et-soldat et Sophie

 

Prince, treize ans, a été enfant-soldat au Liberia pendant trois ans. Prince, treize ans, a tué, des dizaines, peut-être même une centaine, de personnes. Il ne sait pas. Prince, treize ans, a utilisé des armes de guerre. Des fusils. Des mitraillettes. Des vraies. Avec de vraies balles qui tuent. Prince a égorgé. Au moins une trentaine de personnes. Ça, il sait. Ça marque. On voit le visage. L’horreur dans les deux yeux. Les tempes qui font mal. La respiration qui fait mal. La supplication. Le désespoir… et puis la fin. Le visage mort. Mort.

Parfois, avant d'achever la victime, il coupait les mains. Ou les pieds. Ou les oreilles. Ou le nez. Il coupait le nez. Plus de nez. Un visage qui crie de douleur… sans nez. Et puis, il cesse de crier. Mort. Encore.

Prince a été enlevé, puis enrôlé, de force. Il devait obéir. Ou mourir. Lui aussi. Un de plus. Il ne voulait pas mourir. Sa vie était à peine commencée. Il a obéi. Puis, il a donné des ordres lui aussi. Il est devenu chef. Il avait ses gars.

Un soir, il se souvient, ils étaient dans un village, lui et ses gars. Ils ont forcé une vieille à faire à manger pour tout le monde. Ils s’étaient bien régalés. Ils ont brûlé le village.

Ils avaient de l’argent. Ils avaient des voitures. Ils avaient des filles. Ils avaient des armes. Ils étaient… « libres ».

Alexis, vingt-cinq ans, éducateur, a recueilli Prince, treize ans, dans un institut d’accueil pour les enfants-soldats. Prince joue au ballon, porte sur son dos Jérémie. Prince rigole d’un rire d’enfant. Il va à l’école avec les autres anciens enfants-soldats.

Ils font des cauchemars la nuit ; ils tirent sur tout le monde, il y a des morts partout. Ou alors, ils n’ont plus de balles, ils sont poursuivis par des soldats qui mitraillent.

C’est pour qu’ils n’y pensent plus qu’Alexis les occupe. Pour qu’ils ne voient plus le feu qui dévore les villages. Les cadavres sans bras. Les yeux qui supplient. Les yeux. Le sang. Les oreilles. Le sang. Les pieds. Le sang. Le sang. Le sang.

Alexis, vingt-cinq ans, dit que dans chaque enfant, il y a le bien. On peut enlever le mal. Mais jamais, on enlèvera le bien. Il doit être patient. Il dit que les enfants ne peuvent pas retourner tout de suite dans leur village, sinon ils pourraient tuer encore. Il doit prendre soin d’eux. Il doit leur désapprendre à tuer. Il doit leur réapprendre les règles.

Prince dit qu’il retournera chez lui. Il demandera pardon pour tous les crimes qu’il a commis.

Sophie, vingt ans, est étudiante à Nantes. Elle a un petit-ami, un appartement, une voiture, trois tubes de rouge à lèvres. Sophie, vingt ans, se dispute avec son petit-ami, parce qu’il ne veut pas partir en Italie.

 

2 – Le monde, comme il va…

 

Lauriane, 42 ans et demi, toute pimpante dans son tailleur haute couture un peu flashy pour un lundi, maquillage recouvrant chaque centimètre carré du visage, bijoux chers et ostensibles. Elle marche d’un pas décidé, sur ses talons aiguilles de grande marque, conquérante. Embauchée pour faire le ménage et redorer le blason de cette école privée internationale, ouvertement compétitive et à but très lucratif, elle rayonne. 

Lauriane, 42 ans et demi, pas moins de 23 licenciements à son actif, et sa première année scolaire n’est pas encore achevée. Elle frétille. Cette Madame Machin, à deux ans de la retraite, est de trop dans son univers : ni diplômée, ni bilingue, ni dynamique, ni réactive, ou proactive, et surtout ni malléable, influençable ou fragile. Et puis bien sûr, trop cher, avec le si peu d’ancienneté qu’elle a accumulée. 

C’est le grand jour pour Lauriane, son 24è. Elle est impatiente.

Odile, 62 ans, toute coquette avec son petit chapeau vert du lundi, maquillage léger, gentillesse à toute épreuve. Modestie, humilité, ponctualité et amour des enfants comme principaux traits de caractère. Elle a appris le matin même, par son chef, son entretien avec la DRH [1], à 13 heures, exactement à la fin de son service du midi.

Elle a déjà compris qu’elle était sur la sellette, de même que les deux tiers de son équipe : trop vieilles au goût de la nouvelle direction. Elle se pare de son sourire inaltérable, blindé en béton armé, prête à affronter la langue de vipère. 15 minutes. C’est le temps qu’il a fallu à cette sorcière pour la renvoyer. Sans anicroche. Pourvu qu’elle fasse une insomnie rongée par la culpabilité, songe-t-elle froidement, amère. 

Elle a même osé, avec une perfidie toute à elle, lui demander ce qu’elle ressentait. Voulait-elle lui faire croire qu’elle était douée d’empathie ? D’une quelconque chaleur humaine ? Dans tous les cas, c’est raté. Pas un mot de réponse. Et puis quoi encore ? Pour qui se prend-elle, à la fin ?

Donald Trump [2], 70 ans, a le sourire aux lèvres : il est le maître du monde, ses millions sont bien au chaud dans les paradis fiscaux, et cette petite coiffeuse qui lui refait sa teinture est exactement comme il les aime : jeune, sexy, sensuelle… et silencieuse. Rires intérieurs voraces de l’insatiable.

 

3 – Emigrés, immigrés, migrants.

 

Magali, 31 ans, toute sa bonne volonté dans les poches arrive… C’est le premier jour. Neige. Train en retard. Bus qui passe sous le nez. Méga en retard. La honte. Et le premier jour en plus. Elle est dans tous ses états. Elle est prof’ de français, elle donne des cours à des réfugié.es, dans une institution suisse. Enseignante traditionnelle au collège et au lycée, qui inculquait la méthode de dissertation et examinait à la loupe les procédés stylistiques dans des textes littéraires, la voilà parlant « p’tit nègre » à un groupe de 15 jeunes venant de 7 pays différents, et la regardant les deux tiers du temps avec des yeux tout ronds. « Pas compris » indiquent-elles et ils silencieusement. 

En un mot, premier jour très, très délicat. Heureusement pour elles et eux, dès le 2è jour, elle a pris le pli, a établi la communication et a perçu les objectifs concrets à atteindre. L’honneur est sauf, l’ego aussi : elle n’est pas complètement nulle ! Elle commence alors l’aventure, énergique, enthousiaste et tellement impatiente de mieux connaître ses étudiant.es.

Richard, 23 ans, réfugié en Suisse depuis quelques mois. Il vient d’Erythrée. Souriant, ouvert, curieux, et avide d’apprendre, il respecte les consignes qu’on lui donne. Et il en reçoit des consignes, de nombreuses consignes. Il vit avec une soixantaine d’autres réfugiés « majeurs isolés » selon la terminologie de l’administration. Dans un abri PC, un abri de protection civile [3], mis à disposition uniquement pour les nuitées, au sous-sol d’un immeuble. Les réfugiés l’ont renommé le « bunker », c’est plus parlant. Il faut y respecter les horaires (d’ouverture, de fermeture, de lever, de petit-déjeuner). La journée, ils doivent toujours se déplacer pour aller dans un accueil de jour, qu’on leur indique, et qu’on change, au gré des décisions administratives dont les raisons dépassent le commun des mortels. 

Tous les midis, c’est sandwich. Tous les jours, sauf un, le mardi, où ils bénéficient d’un repas chaud. Rare et précieux, réconfortant, surtout en hiver, et meilleur, ne nous le cachons pas. Mardi donc, Richard, à sa grande surprise, a croisé à la cafétéria Magali, sa prof des cours bénévoles. Ils ont dîné ensemble. Ils avaient le sourire jusqu’aux oreilles. Le plaisir de revoir une tête connue.

Anastasia, 25 ans, frontalière. Elle vit en France, et vient tous les jours travailler en Suisse. Pour elle, ‘y a pas à dire : « La France aux Français », « Les Africains, en Afrique », et « les impôts, trop, c’est trop ! » Ça coule de source, non ?

 

 [1] DRH : Directrice des Ressources Humaines.

[2] Président des Etats-Unis d’Amérique depuis janvier 2017.

[3] Abri de protection civile sous-terrain, abri PC, à l’origine abri antiatomique.