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Des trombes d’eau sortent des entrailles du ciel. De scintillants diamants peuplent le vide entre le firmament et la terre. Ils s’effondrent sur le bitume pour aussitôt rebondir et briller d’autant plus. Savent-elles ces perles translucides, qu’à l’issue de leur chute vertigineuse, jouissive, extatique, un revers de béton les accueille sans pitié ? Les amoureuses, à l’image de ces pépites, s’engouffrent dans cette danse intime encore et toujours, malgré les revers nombreux. 

A l’inverse des larmes du firmament, Victoria a choisi de se préserver, de ne plus laisser l'illusion de la jouissance promise balayer tout sur son passage. Elle vit aujourd’hui avec Assane une histoire en demi-mesure dans laquelle ses sentiments sont incapables de s’épanouir sur le rivage de la passion. Lui, est prudent, lui, contrôle ses émotions, comme un refus à la vie. Ils se quittent souvent pour se retrouver très vite sans être capables de comprendre la raison de cet attachement. Ils se sont rencontrés alors que Victoria se débarrassait des affaires que son dernier amour n’avait pas jugé bon d’emporter dans sa précipitation à la quitter, d’ailleurs elle n’a jamais su les raisons de sa fuite.

Car c'est bien d'une fuite qu'il s'agit, du jour au lendemain, sans un mot, cet homme qu'elle aimait passionnément et qu'elle croyait connaître, a disparu de sa vie. Elle en conserve une méfiance farouche vis-à-vis des hommes et une plaie ouverte qui peine à cicatriser. Assane tente lui aussi de se reconstruire après le départ de sa femme, un matin où elle lui abandonne leurs deux enfants alors que les circonstances économiques le laissent sur la paille. Tout s'écroule autour de lui. Il accuse le coup, confie sa progéniture aux bons soins de leur grand-mère, dans un continent éloigné, et subvient tant bien que mal à leur éducation. Il rêve de trouver un travail à la mesure de ses compétences, Assane est un homme instruit, et d'avoir ses enfants à ses côtés. Victoria et Assane ont été durement trahis, ils ont besoin de reprendre confiance, peut-être bien de vivre une histoire sans passion où la fiabilité de l’autre rassure, un amour médicament, le temps de reprendre leur souffle jusqu'à l'arrivée de l'amour passion. 

Victoria, en un cycle perpétuel, se contente puis se désespère et s'épanche sur l'épaule de sa meilleure amie Rachel. Elles se connaissent comme des sœurs. Un lien fusionnel qui les maintient dans un cocon lorsqu'il tempête autour d'elles. L'une et l'autre savent tout des doutes, des illusions, des chagrins qui jonchent leur parcours amoureux. Victoria en apparence si sûre d'elle, se perd totalement lorsque son cœur s'éprend, "L'amour ôte l'esprit à ceux qui en ont et en donne à ceux qui n'en ont pas" ce Diderot la décrit fichtrement bien. Il n'y a qu'en compagnie de Rachel, pour laquelle elle nourrit des sentiments profonds, que Victoria se sent une âme de conquérante romantique. Elles en parlent parfois, de cet amour qui les lie, mais comme pour éviter le sujet, leur rire vibrant met très vite fin à la discussion. 

Un jour, Assane et Rachel sont présentés. D'instinct, Victoria sait qu'elle doit se méfier de Rachel, d'ailleurs elle a toujours évité les situations où cette dernière se trouverait en présence de ses amants. Victoria qui peine à affirmer son identité de femme attirante ne peut que craindre Rachel qui fait partie des irréductibles séductrices devant qui tous les hommes se pâment. Victoria se l'explique par sa blessure affective qui est un gouffre que seule l'admiration masculine semble combler. Alors Rachel papillonne, minaude et quémande. Si bien qu'à la deuxième rencontre avec Assane, sourire enjôleur et œil de velours, il lui dit fantasmer à son égard. Victoria n'est pas dupe du jeu de ses deux compagnons de route, elle choisit de ne rien dire. Lorsque Rachel lui en parle, elle ne se prononce pas sur sa version ni sur celle de Assane d'ailleurs. D'autant plus, elle se garde bien de laisser tout sentiment amoureux prendre forme. Avec Assane, elle partage du sexe et de longues discussions autour de leurs différences culturelles et de la vie. Peu à peu un attachement profond se tisse, même si régulièrement Victoria manque d’oxygène. Elle veut aimer, rire à gorge déployée, boire du vin et chanceler de joie, s’enivrer d’une salsa langoureuse, aimer et jouir de toutes les fibres de son corps. Assane n'est pas en mesure de lui offrir tout cela. Rachel, elle, comble ce vide. 

La canicule intense de cette journée n’est pas étrangère à la fièvre qui l’envahit. L’atmosphère pesante de ce début de soirée est annonciatrice d’averse tropicale. Victoria ressent un furieux besoin d’oublier la routine de sa vie et la solitude affective qui la ronge depuis quelques semaines, hier soir encore, Assane est resté stoïque face à son invitation à danser dans le salon ! Elle a donné rendez-vous à Rachel, dans ce bar du centre-ville que toutes deux affectionnent. Durant plusieurs années, elles furent les actrices de nuits hautes en couleurs. Victoria et sa meilleure amie, chérissent ces moments à deux passés à bavarder de la vie autour de quelques verres. Souvent, ces virées sont animées de rencontres masculines empreintes de sensualité et de légèreté. Toutes deux sont dotées d’un charme singulier qui attire l’œil et parfois le cœur des hommes. Mais ce soir, Victoria et Rachel jouent à guichet fermé. Elles sont tellement absorbées l’une par l’autre que personne ne s’aventure à forcer les grilles de leur forteresse. Les gin-tonic défilent, saveur douce-amère et cliquetis des glaçons, plaisir des plus délectable pour leur état d’esprit en quête d'insouciance. Toutes deux mères célibataires, elles mènent tant bien que mal la barque familiale, se transforment en père autoritaire lorsque les événements le nécessitent puis en mère aimante, ce qu'elles souhaiteraient rester le plus souvent possible. 

Rachel partage son intimité avec un homme complexe. Antoine est extrême, dans ses élans d’amoureux éperdu comme dans ses impulsions quasi despotiques. Elle l’aime. Malgré cette certitude, elle s’essouffle, ne supporte plus les difficultés de leur vie amoureuse, les disputes incessantes, leur impossibilité à regarder ensemble dans la même direction, la dépendance alcoolique que Antoine développe au fil des mois. Il est odieux avec la famille de Rachel, avec ses amis proches, comme s’il souhaitait la garder pour lui tout seul. Elle tente de le quitter, en vain. Leur histoire a débuté autour de quelques bières, un soir d’été où Rachel et Victoria, comme à leur habitude à cette époque, déambulent, désinvoltes, dans les bars de la ville. Rachel fréquente alors un homme qui l’emmène dans les profondeurs de nuits alcoolisées, passionnées mais parsemées de mots blessants. Antoine est subjugué par la sensualité de Rachel, qui se laisse séduire par la joie de vivre et l’apparente assurance d’Antoine. Victoria l’encourage à vivre cette histoire. Mais il s’avère que Antoine développe une haine intense à l'encontre de Victoria qu'il dit être castratrice. Très vite, les deux amies se voient en dehors de la présence de leurs compagnons. Ces rendez-vous secrets donnent à leur relation un goût d'interdit tout à fait inédit. 

Vingt années de confidences, de rire et de complicité unissent les deux femmes, vingt années qu’elles baladent leurs silhouettes sur le bitume de la vie, main dans la main, épaule contre épaule. Quelques différends, ciment de leur lien indéfectible, les ont amenées à se séparer, quelques semaines, jusqu’à un an. Des discussions musclées, intenses sont allées les chercher aux confins de leurs âmes respectives. Mais leurs entrailles sont unies, peut-être même indéfiniment unies. Ces derniers mois elles se sont beaucoup vues, ressassant leurs amours insatisfaisants, évoquant leur frustration grandissante, louant le ciel pour cette filiation du cœur. Elles ont savouré des fins d’après-midi à la plage, des déjeuners en tête-à-tête dans le luxuriant parc qui borde leur lieu de travail. 
Ce soir elles sont installées dans ce bar, aux prises avec leurs palabres teintées d’éclats de rire généreux. Alors que des notes de soul envahissent l’espace, leurs yeux espiègles se troublent sous l’effet du gin, l’ambiance se fait intime, leurs corps consentants s'assouplissent, et elles dansent, l’une avec l’autre, enjôleuses, comme elles l’ont été des centaines de fois auparavant. Peu à peu, le regard de Victoria s’emplit d’une intensité toute nouvelle, se fait séducteur des prunelles voisines. Le sel de la vie circule à nouveau dans ses veines, une sensation étourdissante dont elle ne veut surtout pas connaître la raison. Pas maintenant. Le vertige amoureux dont elle s’est volontairement privée ces derniers mois refait surface, avec violence, pour qu’enfin Victoria se laisse envahir par son envie. La seule personne qu’elle désire en ce moment précis c'est Rachel. 

Dehors, le ciel s’est couvert de nuages menaçants. La température est à son comble. Un vent soutenu escorte la fureur du ciel. Les deux amies sortent du bar qui ferme ses portes, elles sont gaies, ouvertes aux surprises de cette nuit d’été brûlante, suspendues au regard de l’autre. Les premières pépites d’eau déferlent sur leurs têtes, elles sourient et ouvrent leurs bras en croix pour accueillir le divin liquide, leurs visages face au ciel. Elles dansent sous la pluie, ivres de ce bonheur inattendu. Sous ce déluge tropical, cheveux trempés, lèvres gonflées de désir, l’eau qui ruisselle sur leurs corps dévoile quelques parcelles de leurs anatomies graciles. Elles se saisissent par la taille, leurs bouches, avides de cette flamme inconnue et incongrue, se mangent, se caressent, se découvrent et s’ouvrent pour que leurs fluides s’entremêlent. D’une main, Victoria défait le chemisier de Rachel, enveloppe le sein lourd et caresse de ses doigts la pointe durcie d’envie. Le désir les emporte, leurs odeurs se confondent. Là dans cette rue déserte en plein cœur de la nuit, Victoria explore ce corps qui lui ressemble, ses doigts glissent doucement sur ce ventre à la sensualité arrondie, se faufilent à la porte de l’antre de plaisir de sa compagne et embrasent le feu naissant entre elles. Ses caresses se font précises, envoûtantes, ses doigts l’aiment jusqu’à la jouissance que Rachel ne peut contenir. A l’issue de la dernière vague de plaisir, le déluge du ciel cesse soudain sa course. Les bouches aimantes s’offrent une caresse ultime. Les regards se fondent jusqu’au cœur. 

Victoria ouvre les yeux. Le cadran de son réveil indique 8h00. Dehors, des trombes d’eau sortent des entrailles du ciel. Elle tourne la tête, observe tendrement la femme qui repose à ses côtés. Rachel. Le souvenir de l’éclosion de leur désir impétueux. Elles l’ont consommé ce désir, la nuit entière, avec appétit, sans se soucier de la réalité tapie derrière la porte. Victoria se lève sans faire de bruit, prépare un café pour elle et sa compagne, qui ne tarde pas à la rejoindre lorsque le parfum caramélisé effleure ses narines. Avant que les mots ne s’installent, leurs regards disent les plaisirs de la nuit, ils disent aussi l'ombre qui plane. Ce fantasme latent, ont-elles eu raison de le laisser prendre corps ? Victoria parle la première, d'une voix rendue rauque par l'émotion, elle vient de comprendre, elle lui dit à Rachel que cette nuit de jouissance résonne pour elle comme un adieu, que la concrétisation de ce fantasme, faire l'amour avec sa meilleure amie, l'a en quelque sorte libérée de l'emprise du lien qui les unit. Ce lien qui les a gardées dans une existence formolesque, protégées du monde extérieur, elles ont grandi certes, ensemble oui, mais en vase clos, ce matin, l'amour inconditionnel qu'elles se sont insufflé, explose, comme la lave d'un volcan trop longtemps endormi. Rachel acquiesce aux mots prononcés. Elle a compris ce qui se tramait ces derniers mois, ces derniers moments entre elles, Rachel s'était préparée à l'inévitable fin de leur relation. 

Dehors, les trombes d’eau continuent leur course, à l'image des yeux de Rachel et Victoria. Leurs entrailles savent, la fin de leur histoire est inéluctable. Après le long baiser échangé, après la dernière étreinte, tendre et bienveillante, les instants d'amour derrière elles leur appartenant pour l'éternité, les pépites célestes désertent le ciel pour ouvrir l'horizon sur une page blanche où tout est à écrire