Note utilisateur: 5 / 5

Etoiles activesEtoiles activesEtoiles activesEtoiles activesEtoiles actives
 

Dans le village de Tombouchtouk, Ludivine, six ans, vivait avec son père, Brock, aussi bougon que bûcheron. La passion de Ludivine ? Son chapeau qu’elle ne quittait que pour dormir. Ce n'était pas un vulgaire couvre-chef, mais un objet précieux. Les yeux clos, elle ne voyait qu'à travers son tissu ou alors était-ce son imagination ? Nul ne le savait. Jamais, la petite fille n’avait daigné ouvrir les yeux depuis la tragédie, sauf peut-être dans ses rêves (et encore…) Le monde ne semblait pas assez beau pour elle. En tout cas, pas assez rassurant. Depuis que sa maman avait rejoint les étoiles un soir de juin, Ludivine se cachait dans la solitude, jusqu’à enfoncer son chapeau jusqu’à la racine de son nez, recouvrant complètement ses yeux. Un soir, son père ne put contenir plus longtemps son inquiétude pour sa fille qui se recroquevillait sur elle-même, parmi ses peluches. Et par une autorité maladroite, il décida de le lui faire savoir…

  • - Je ne veux voir qu'à travers mon chapeau, lui répondit Ludivine.

  • - Ce que tu vois dans ton chapeau, ce ne sont que des rêves, des pensées.

  • - Eh bien, mes rêves sont plus beaux que le monde en vrai.

  • - Ce n’est pas sain, ce chapeau appartenait à Maman !

  • - Ben justement, Maman avait de belles pensées et elle les a mises à l’intérieur. Et puis c’est elle qui m’a dit qu’un jour ce chapeau me sauverait. Elle a rajouté : tu verras… 

  • - Ecoute, maman était malade. A la fin, elle disait beaucoup de bêtises. Et je te rappelle que cette année tu devras aller à l'école. Tu ne peux pas rester là, les yeux fermés, à tâtonner autour de toi !

  • - Mais je ne tâtonne pas ! Je vois même bien mieux que toi, papa. Il y a juste que je ne vois que ce qui est beau et utile ! Enfin… je crois. 

Le fait était là : Ludivine s’aidait peu de ses mains. On aurait dit qu’elle avait développé une espèce de sonar à la manière de certains animaux. Un soir, Brock avait essayé incognito le galurin mais sans parvenir à distinguer la moindre forme à travers le feutre. Et il s’était senti tellement ridicule coiffé de la sorte qu’il s’était empressé de s’en défaire. Après tout, Ludivine avait peut-être cartographié les environs dans sa tête à un tel point qu’elle pouvait compter les pas pour les plus grandes distances. Ou alors utilisait-elle la notion du temps parcouru comme point de repère ? Du coup, une véritable pendule avait-elle supplanté son cerveau ? 

Un jour, alors que son père l’envoya faire une course au village pour la sortir de sa coquille, le vent souffla le galurin de Ludivine.  Mais elle continua d'avancer à l'aveuglette et se retrouva à l'orée des bois, guidée par les caprices du vent, en train d’imaginer son chapeau au pied d’un arbre. Les brindilles craquèrent sous ses pieds, l'air devint plus froid et Ludivine commença à frissonner. Une racine malicieuse lui tendit un croc-en-jambe.  

  • - Dis-moi, petite fille, est-ce ton chapeau que je tiens entre mes pattes? 

Ludivine identifia cette voix comme le bruit d’une grappe d’asticots sur un morceau de viande. Et l’odeur ne valait guère mieux. 

Tout en se relevant, les yeux toujours fermés, elle répondit : 

  • - Oui sûrement. Mais je n'ouvrirai pas les yeux pour le vérifier. Donnez-le moi, peut-être verrai-je à travers lui.  

Intriguée, la bête se confronta pour la première fois à la quiétude d’une petite fille, alors qu'elle avait toujours adoré faire peur aux enfants. Et aux adultes. 

  • - Non, répondit la bête en caressant ses mandibules. Je ne te le rendrai pas avant que tu daignes me regarder.  

Sa diction était étrange, comme ponctuée de bulles qui écloraient à la surface d’une eau saumâtre. 

Le monstre leva un bras tapissé d’épines et sa griffe caressa la joue délicatement rebondie de Ludivine. Cette dernière ne frémit même pas. 

  • - Allons, sois gentille. Regarde-moi.

  • - Si c'est ainsi, je m’en vais. Et puis, vous sentez mauvais de la bouche!  

La fillette tourna les talons et regagna sa demeure, où un sermon l'attendait. 

  • - Ludivine, tu sais combien ce chapeau est précieux. Non pas parce que tu prétends voir à travers, mais parce qu'il appartenait à Maman. Je ne peux pas comprendre que tu l'aies perdu. 

  • - Je l’ai pas perdu, on ne me le donne que si j'ouvre les yeux.

  • - Qui donc?

  • - Sais pas. Je l’ai pas vu ! Il voulait que je le regarde.

  • - Eh bien, j'ignore qui est cette personne, mais elle est sensée et ne demande qu'un minimum de politesse. Demain matin, tu iras le chercher et tu la remercieras de l'avoir gardé. Où as-tu perdu ce chapeau ? 

  • - Dans la forêt. 

Brock manqua de s’étrangler. 

  • - Quoi ! ? Mais qui t’a demandé de passer par là ? Bon sang, c’est extrêmement dangereux! J’ai cru que tu avais à faire avec un villageois ! N’as-tu pas entendu parler de toutes ces disparitions? Et comment sais-tu que tu l'as perdu là-bas, si tu ne l'avais déjà plus sur ta tête ? 

  • - Parce maintenant que je ne l’ai plus sur la tête,  je viens de me rendre compte que même si je ne le porte pas, je vois à travers. Je savais bien que c’était un chapeau magique. D’ailleurs, maintenant, je sais qu'il est posé au pied d'un… Ben, en fait, il fait tout noir, donc j’y vois pas grand-chose...  

Le papa resta décontenancé devant sa fille qui s’échinait à le convaincre une fois de plus qu’elle possédait un don de double-vue. 

  • - Je sais que Maman aimait la magie, mais elle n’avait pas les pouvoirs d’enchanteur de tes livres. Elle aimait faire la petite sorcière pour toi, mais rien de plus… Peut-être t’a-t-elle joué quelques tours pour te faire rire en disant qu’elle pouvait mettre des pensées dans le chapeau… Et à propos... qui était cette personne dans les bois ?

  • - Je te l’ai déjà dit : pas vu. Il ne tenait pas le chapeau du bon côté et sentait très mauvais de la bouche. 

Brock réfléchit.  

  • - Bon, il se fait trop tard maintenant. Mais puisqu'il en est ainsi, demain à l’aube, nous irons tous les deux le chercher ensemble. 

Et la fille monta dans sa chambre. 

Cette nuit-là, Ludivine fit un drôle de rêve. Elle courut après des lapins dans la forêt. Morts de peur, ceux-ci finirent par succomber avant de se faire emporter par une main gigantesque. Le rêve adopta des allures de cauchemar quand elle accéda à des dédales souterrains où gisait tout un garde-manger à base de rongeurs et même… d’humains ! Ludivine dévora les petites bêtes entre ses pinces noires et affûtées et repartit en chasse. Elle manqua juste de croiser son reflet dans l’eau quand elle daigna boire à même la mare. De toute façon, il faisait trop sombre pout distinguer quoi que ce soit. 

  • - Debout, Ludivine ! 

Le père Brock ouvrit les rideaux. 

  • - Le déjeuner est prêt. Une fois terminé, tu te débarbouilleras et nous partirons dans la forêt.  

Ludivine descendit mollement l’escalier. Elle n’avait pas faim ce matin. Au contraire, ses activités nocturnes avaient comme rempli son estomac toute la nuit ! 

  • - A table ! J’ai du bois à couper, moi ! 

Ludivine avala son chocolat chaud, monta faire sa toilette et tous deux se préparèrent pour la forêt.  

  • - Je prends ma hache. J'en profiterai pour couper du bois. 

Mais c'était une excuse; la hache le rassurait sur bien d'autres points. 

Nul ne pipa mot durant le trajet, pas même son père, d’un naturel si bavard. 

Silencieusement, ils s’enfoncèrent dans les profondeurs du feuillage. Les branches craquaient sous leurs pieds, tandis que le bois s'épaississait jusqu'à réduire l'éclat du soleil à quelques points lumineux dans le feuillage. 

Malgré son imposante carrure, le patriarche s’efforçait de cacher sa peur, alors que le sol se faisait de plus en plus spongieux.  

La fille, la démarche aisée, conserva son insouciance, comme si elle se rendait chez une copine.  

  • - Enfin Ludivine, où nous emmènes-tu ? Nous arrivons dans les marécages…

  • - Oui, oui le monsieur habite dans les marais… D’ailleurs quand il parle, ça sent les marais !

  • - On le saura ! 

Intrigué par l’allégresse de sa petite fille, le bûcheron continua de cacher tant bien que mal son inquiétude et ne put résister à l’envie de lui donner la main. 

Evidemment, elle garda les yeux clos et ne se dirigea qu’à la texture du sol et l’emplacement des arbres! Pourquoi serait-elle sur ses gardes? Au diable, le brouillard qui s’épaississait et encerclait leurs chevilles! Les bras en avant, elle était si à l’aise qu’elle en arrivait à guider son père.  

Quand soudain : 

  • - Brooooock…

  • - C’était qui, cette voix ? demanda Ludivine.

  • - Je… je… 

Il s’arrêta net. 

  • - Brooock… répéta la voix féminine. 

Ludivine perçut une coulée de stress à travers la main de son père.  

  • - Papa, pourquoi tu n’avances plus ? 

Ludivine entendit la hache choir sur la terre meuble. 

  • - Marta ? interrogea Brock. 

La jeune fille manqua de comprendre. 

  • - Maman ? Maman est là ?

  • - Ta… maman est près… de l’arbre… Oh mon dieu… Ouvre les yeux, Ludivine… Et viens voir ta maman. 

Il lâcha la main de sa fille.  

  • - Non, papa ! J’ai décidé de ne plus voir, mais mes quatre autres sens m’indiquent que ce n’est pas maman !

  • - Toi aussi, Ludivine. Viens vers moi.

  • - Non, tu n'es pas ma maman, car jamais elle ne m'aurait abandonnée pour revenir comme ça par magie, après notre chagrin. Et elle ne m'aurait pas laissé son chapeau ! 

Elle entendit alors un bruit de pas précipités foncer sur eux. 

Un cri retentit, rauque à lui provoquer la chair de poule. C’était celui de son père. 

  • - Papa ? 

Silence. 

  • - Papa, où es-tu ? Je ne t’entends plus…  

Et pour la première fois, la détresse lui fit ouvrir les yeux. 

Elle la vit. 

Les oreilles couvertes de piquants de la bête évoquaient les pétales d’une plante carnivore. L’iris de ses yeux tourbillonnait comme un siphon. Au fond d’eux : le néant ! 

La créature protéiforme glissa jusqu’à elle comme un gigantesque serpent et se redressa de toute sa stature. Dans sa main droite, elle tenait le père par le col, de l’autre le chapeau.  

  • - Enfin, tu te décides à décoller tes paupières. Tremble, tremble donc petite fille devant ma laideur. Tremble donc que je savoure ton épouvante. 

La chose semblait ponctuer chaque phrase d’un étrange claquement de langue. 

Mais Ludivine se contenta de hausser les épaules devant cet amas de plis noirâtres couvert de poils. 

  • - Pourquoi aurais-je peur ? 

  • - Hein ? fit le monstre en haussant un sourcil. 

  • - Ben oui, je ne vois qu’une drôle de personne qui sent toujours aussi mauvais de la bouche. Pendant tout ce temps, j’ai gardé les yeux fermés, personne n’a pu me dire de quoi il fallait avoir peur. D’ailleurs, il faut que je
    m’habitue parce que pour l’instant, j’y vois pas grand-chose avec cette purée… 

Ludivine tourna la tête de gauche à droite: 

  • - C’est drôle, le monde ressemble assez à ce que je pensais. 

La créature aux yeux de serpent se gratta la tête, en se demandant comment réagir devant une proie d’apparence aussi facile. Les gesticulations du père, toujours aussi terrifié, se poursuivaient au bout de son bras, mais elle n’y prêtait presque plus attention, totalement absorbée par la candeur de cette fille haute comme trois pommes. 

  • - Eh bien, puisque tu n’éprouves aucune peur, suis-moi dans mon antre. Une fois arrivé, je libérerai ton père et te rendrai ton chapeau. 

Le bûcheron fit mine de protester, mais la pression de la main velue lui maintenait la mâchoire bien serrée.

  • - Je n’irai nulle part ! Je suis venue pour récupérer mon chapeau et... et aussi mon papa et ensuite, je m’en irai.

  • - Pauvre petite fille, tu ignores toujours à qui tu parles ? 

Ses barbillons moutonnaient d’une écume verdâtre. 

  • - Pourquoi me réponds-tu par une question ? 

  • - Parbleu ! Personne ne m’a jamais parlé de la sorte! Qui es-tu? Qui es-tu donc pour t’adresser à moi, ainsi ?

  • - Je m’appelle pas « ainsi » je m’appelle Ludivine! De toute façon, j’ai l’impression que tu n’as que faire de mes réponses, monstre. Et quand tu sens aussi mauvais, tu ferais mieux d’écouter les autres plutôt que de parler…

  • - Bon alors là, ça suffit, je sors le grand jeu! 

La créature déplia ergots, trompe chitineuse, fit rouler ses huit yeux globuleux, tout en dardant une langue en Y. 

Mais Ludivine resta de marbre. 

La bête hurla à quelques centimètres du nez de la fille. De la main, elle évacua l’odeur. 

  • - Et ? 

  • - Et tu devrais être tout bonnement épouvantée! s’écria le monstre. 

Ludivine tendit simplement les doigts vers le chapeau et dépitée, la créature desserra son étreinte.  

  • - Ça, c’est à moi. Aucune raison qu’il reste dans ta grosse paluche plus longtemps. Je te l’ai dit, grâce à ce chapeau, je n’ai jamais vu le monde en vrai. C’est pour ça que je ne sais pas de quoi avoir peur. Je ne sais pas si c’est bien ou mal, c’est comme ça, c’est tout. 

Elle se coiffa du chapeau, mais tout en laissant libre son champ de vision. 

  • - Ça fait toujours du bien de le partager avec la personne qu’on a de plus cher. Te garder tout le temps près de moi reste le plus beau cadeau que tu aies pu m’offrir. 

Brock tomba sur un tas de feuilles, ce qui ne l’empêcha pas de pousser un grognement.  

  • - Ecoute, dit le monstre en lissant nerveusement ses antennes de plus en plus rabougries, j’ai bien vu que tu étais courageuse, mais là, tu abuses. Si tu n’as pas peur comme tout le monde, je n’ai plus aucune…

  • - Tatata ! Tu m’as déjà dit tout ça. 

Dépitée, la créature sanglota et chacune de ses larmes libéra un cafard. Bientôt, elle se décomposa en une multitude de blattes qui formèrent un dôme à la surface mouvante. Ludivine secoua le chapeau devant la fourmilière géante et tous les cancrelats s’enfuirent dans la forêt. 

  • - Maintenant, tu as beaucoup de choses à m’apprendre, papa. Le monde en vrai cette fois, aussi effrayant qu’il puisse être. 

En se remettant de ses émotions, il se dit qu’après s’être confrontée à l’innommable, elle n’avait plus grand-chose à craindre du reste… 

Il se remit péniblement sur pied, tout en se massant le cou. D’un coup, il se statufia devant le regard de sa fille, amenant cette dernière à se retourner pour voir si un troupeau de blattes n’avait pas reformé la créature dans son dos. Il n’en était rien. C’était bien elle que Brock dévisageait: sa fille venait de troquer les yeux bleus de son père contre les petites billes noires de sa mère. Et Brock se souvint de ses dernières paroles sur son lit de mort : 

  • - Je te laisse mon chapeau. Ainsi, je serai toujours avec vous. 

Ce chapeau qui, pendant des mois, avait préservé la vérité sur la couleur de ses yeux.