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Cette nuit-là…

Et si, cette nuit-là, je n’avais pas brusquement, mais sans préméditation, sans y avoir réfléchi, tout à coup fait volte-face ?

Et si, cette nuit-là, je n’avais pas subitement réalisé qu’au fond de moi, tout au fond de moi, je n’avais plus d’espoir, et depuis longtemps ?

Et si, cette nuit-là, meurtrie, trahie, blessée, je n’avais pas décidé de m’enfuir le plus loin possible, sans me retourner, à en perdre toute notion du temps, du lieu, des promesses faites des années auparavant, de la réalité implacable du moment ?

Et si, cette nuit-là, errant comme un zombie sur les routes de la région, vitres baissées pour mieux respirer, cigarettes grillées nerveusement les unes après les autres, dans la douceur trompeuse de la nuit désespérante, j’avais soudainement lâché le volant de ma petite voiture, venant de lâcher celui de ma vie si bien rangée, en apparences… ?

Et si, cette nuit-là, le corps et la raison fourbus d’avoir si longtemps résisté m’avaient abandonnée quelques instants de plus, à l’entrée du virage ?

Et si, cette nuit-là, tout au fond de cette horrible nuit-là, je n’avais pas eu la force de venir sonner à ta porte, de sonner, sonner encore, puis de frapper fort, très fort, plus fort… ?

Et si tu ne m’avais pas ouvert, cette nuit-là ? Parce que tu m’as ouvert ta porte, sans me poser de questions, sans pourquoi, sans comment…

Et si cette nuit-là, cette nuit cauchemardesque que jamais je n’oublierai, mais que j’ai depuis revécue, domptée et apprivoisée, j’avais choisi de m’arrêter définitivement ?

Alors, je n’aurais jamais pu, le temps de la guérison passé et dépassé, te raconter tout ce qui avait jusque-là nourri ma joie de vivre. Avant et après cette nuit-là.

 

 

 

 

Louis, mon grand-papa

Tu étais allé à l’école jusqu’à l’âge de quinze ans. Dans ta campagne d’alors, on ne faisait pas d’études. Tu te mis donc à la recherche d’un emploi, si possible pas trop loin de la ferme et si possible bien payé. La Grande Guerre venait de se terminer, tu devais aider tes parents à entretenir et à éduquer tes plus jeunes frères et sœurs. C’était ainsi.

Très rapidement, tu trouvas de l’embauche à l’Arsenal cantonal de Fribourg. Robuste, franc et toujours joyeux, tu fis ta place dans cette buanderie-teinturerie où toute ta vie, tu travaillas à nettoyer les chemises, les cravates et les uniformes des hauts gradés de l’Armée suisse.

Et tu rencontras Rose. TA Rose. Je ne sais où ni comment. Comme toi, elle était fille de paysans, travailleuse, droite et propre. Et économe.

Envoyé à la frontière Suisse/France durant la guerre de 1939-1945, ne rentrant à la maison qu’une fois tous les trois mois, tu lui écrivais des lettres d’amour, qui commençaient toutes par : « Ma Rose… ». Juste à côté de ces deux premiers mots, tu dessinais une petite rose dans un cœur. Et tu lui écrivais de belles lettres, de ton écriture régulière et penchée, sans aucune faute d’orthographe, à la plume à bec et à l’encre noire… Tu lui écrivais des chapelets de « Je t’aime… » et de jolies petites phrases coquines, te souvenant sans doute dans ton lointain poste de frontière, des doux détails de ta Rose.

Tu utilisais le papier officiel de l’Armée suisse, celui si fin, comme du papier à cigarettes, ligné, avec l’écusson suisse en filigrane, en haut de chaque page, au milieu. Tu l’aimais, ta Rose. Et elle t’aimait, c’est sûr !

Tu l’avais épousée à l’âge de 20 ans, en 1923. Et ensemble, au fil des ans, vous avez crû et vous êtes multipliés : quatorze enfants !!! Dont ma maman, la septième.

Tu es tombé malade quand j’étais encore enfant. Tu ne parlais plus. Tu te desséchais. Et tu mourus un soir de mai, discrètement. Tu avais tout juste soixante-quatre ans.