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     Un balcon sur l’océan C’était une demeure ouverte aux vents marins, bâtie tout en haut d’un promontoire rocheux surplombant la mer ; sur l’emplacement d’un petit pré nommé autrefois « le champ du rossignol » Un sentier planté de tamaris en faisait le tour. Pour rejoindre cette maison, on devait emprunter le pont du « Diable » enjambant la mer qui s’engouffrait en un bouillonnement furieux dans une cavité profonde.

     La villa en imposait dans le paysage avec sa majestueuse tourelle et ses échauguettes blanches, dominant l’océan rugissant à ses pieds, au plus fort de la tempête. De cet endroit, on pouvait voir la grande plage et le phare au loin, inlassable veilleur, avertisseur lumineux des dangers mesquins de la côte escarpée.

     Iris se cala confortablement contre les coussins en soie bariolée du rocking-chair, elle resserra un peu plus le châle en lainage autour de ses épaules. L’automne se profilait, le vent se rafraîchissait et s’emplissait d’embruns maritimes, lui vivifiant le teint. Depuis son départ, elle aimait s’installer sur le balcon de la chambre afin d’y admirer les vagues énormes enfantées par l’océan ; camaïeu de bleu et de vert intenses et changeant au gré des caprices de la lumière et du temps. Des vagues géantes qui, en approchant du rivage, se transformaient en rouleaux gigantesques chargés d’écume blanchâtre, charriant les algues et goémons entrelacés, mélangés à des résidus de bois flottés.

   Elle appréciait les sons du flux et du reflux de l’océan parfois déchaîné, il lui semblait être le cœur du monde battant à ses oreilles, incessamment tumultueux et bouillonnant, aquarelle naturelle ; émeraude brillante par grand soleil, verdâtre les jours de grisaille, vert de mousse ombré de gris les soirs d’orage. Et puis, noir luisant comme le précieux velours sous les rayons de la lune, devenu un miroir pour les étoiles scintillantes.

     Comme elle aimait cet élément que les hommes, de tous temps, s’évertuaient à dompter afin de le dominer, de se l’approprier en vain…

    Un autre bruit, moins naturel, troubla le chant des flots ; le ronflement d’un moteur pétaradant, crachant ses gaz, un avion s’apprêtait à atterrir sur le tarmac de l’aéroport situé non loin.

     Iris se figea, ses mains se crispèrent sur ses genoux, elle aurait voulu échapper aux funestes pensées affluant dans son esprit. Impossible, sa mémoire déroulait impitoyablement le flot de souvenirs devenus douloureux.

 

***

 

     Biarritz, été 1927

     Chaque belle saison, la famille d'Iris, des banquiers new-yorkais, descendaient à l'hôtel Carlton. Ils venaient profiter du climat océanique et des bienfaits des thermes marins. Echappant ainsi aux lois de la prohibition en vigueur dans leur pays, ils se distrayaient le soir au casino et dans les meilleurs restaurants de la station balnéaire. De somptueuses fêtes étaient données dans les magnifiques villas perchées le long de la côte basque, leurs propriétaires rivalisant d’imagination et d’originalités pour offrir à leurs invités des soirées inoubliables.

     Avec ses sœurs, elle aimait visiter les boutiques de mode ouvertes dans cette ville dédiée à la villégiature et fréquentée par le gotha mondial, les fortunes internationales et les artistes.

    Les nouveaux héros de l’époque étaient les aviateurs, rescapés de la grande guerre. Ils étaient devenus les explorateurs des temps modernes qui fascinaient par leur capacité ou leur inconscience à affronter les dangers. Iris fut conviée par des amis à assister à un de ces spectacles aériens.

     Ce jour-là, la foule bigarrée était amassée le long de la piste d’atterrissage et autour des hangars ouverts pour le meeting aérien. Les visiteurs étaient curieux d’approcher les engins volants de plus près. L’aérodrome avait été construit sur l’emplacement d’un champ appelé autrefois « Le champ d’amour » Les avions rutilants pour l’occasion, décollaient les uns après les autres, exécutant sans fautes leurs acrobaties et autres voltiges. Le public enthousiaste acclamait, félicitait pour leurs exploits manifestes, ces individus intrépides, dignes représentants du progrès. Les distances ne seraient bientôt plus un obstacle au rapprochement des uns et des autres. Dorénavant, en quelques heures de vol, on pouvait rallier un pays, un autre continent.

     Iris s’était mêlée à la foule, plus pour le plaisir de la distraction que comme admiratrice exacerbée. Pendant que certains allaient au-devant des pilotes, attirés par les crépitements des flashs des photographes et à l’affût des réponses données aux journalistes, elle se dirigea vers un hangar situé plus à l’écart, y entra. Deux appareils, des bimoteurs Lockheed étaient en maintenance technique, un toussotement derrière elle, lui signifia que son investigation allait s’arrêter là.

     Elle sursauta au bruit d’une pièce métallique cognant contre le sol, se retourna vivement. Un homme vêtu d’une combinaison en toile rude, assis sur le sol maniait un outil servant à dévisser des écrous. Il leva les yeux vers elle.

     - Que faîtes-vous ici ? Le spectacle est dehors…

     - Veuillez m’excuser si je vous ai dérangé…

    L’homme, la trentaine, lui souriait, son visage était beau, malgré une cicatrice sur la joue gauche, ses yeux avaient la couleur d’un ciel d’orage oscillant entre le gris et le vert, une fine moustache surmontait ses lèvres bien dessinées. D’abord confuse, surprise par la présence de cet homme aux mains noircies par le cambouis, elle sentit ses joues devenir cramoisies et puis dans un souffle, elle se reprit.

     - Désolée Monsieur ?

     - Adrien Conrad

     - Je suis assez curieuse de nature, je me demande comment ces carcasses de fer peuvent voler, malgré leurs poids…Ceci reste un mystère pour moi !

      - Ces carcasses, comme vous dîtes, sont une des plus belles inventions de l’homme ! Mademoiselle ?

     - Iris Fitzgerald.

     Elle décelait dans le ton de sa voix, de la passion pour ces avions, ses yeux devenus rieurs lui semblèrent attirants. Pour une fois dans sa vie, un individu de sexe opposé commençait à l’intéresser, ce n’était pas le profit qui menait son existence, elle l’avait deviné au premier regard mais un principe de vie auréolé d’une parcelle de mystère.

     - Pardon, je ne voulais pas dénigrer ces machines…Je ne voulais pas non plus être impolie ! Vous ne participiez pas à la fête ?

    - J’ai exécuté un vol tout à l’heure…Je n’aime pas les mondanités. Il se releva en se rapprochant d’elle, il essuyait ses mains à l’aide d’un chiffon tâché d’huile.

     - Avez-vous déjà volé ? Je crois que non !

     - En effet ! Je...

     - Il va falloir y remédier ! Dès que j’aurai réparé le train d’atterrissage, je vous invite à faire votre baptême de l’air !

     - Eh bien !

     - Iris, revenez …Disons mardi ?

     - Mardi ? Répétait-elle hésitante.

     - La météo sera bonne!

     - Je ne promets rien !

    Après avoir hésité, Iris était venue au rendez-vous. Un délicieux trouble s'était installé entre eux, lorsqu'il l'avait aidée à enfiler un bombardier. En lui nouant avec précaution une écharpe autour du cou, n'avaient-ils pas enlacé leurs cœurs à jamais ?

     Elle ferma les yeux lorsque l’appareil s’élança sur la piste, les rouvrit alors qu’Adrien l’appelait.

     - Iris, regardez !

    C’était si merveilleux vu du ciel, il avait eu raison de lui proposer cette expérience. Drôle de sensation de légèreté, de liberté, la tête renversée vers les nuages cotonneux passant devant le soleil, ivre de l’immensité de l’azur, elle riait, admirait cette terre découpée en parcelles vertes, ocres, brunes, blancheur crayeuse des falaises, grèges des sables léchés par les vagues améthystes et leur mousse d’écume d’un blanc laiteux.

     Conquise, ravie, elle eut la révélation de son existence ; elle serait pilote, deviendrait une autre Amélia Earhart ou Harriet Quimby. Faire ce qu’elle avait toujours désiré ; donner du sens à sa vie ! Adrien lui apprendrait tout ce qu’elle devait savoir.

    Charmé, il avait répondu avec patience et amusement à toutes ses questions. Pilote chevronné, aguerri, il avait rejoint l’Aéropostale, défiant les distances, ignorant les dangers, il volait maintenant jusqu’à Dakar par Casablanca. Il n’avait qu’une règle de vie, suivre ses convictions, était-ce parce qu’il avait survécu au pire ?

    Sans hésitations, Iris envoya paître les conventions d’une existence dénuée d’exaltation, ses parents quittant la station balnéaire pour retourner à leurs affaires, acceptèrent qu’elle y reste encore un peu.

     Entraînés par le tourbillon de leur amour, ils louèrent une chambre dans cette étrange demeure et devinrent amants.

     - Iris, en Grèce, est la messagère des Dieux, descendant sur terre à l’aide de l’arc en ciel !

     - Moi, je suis ta déesse !

     - Exactement !

     Il lui racontait ses périples aériens, elle l’imaginait survolant L’Espagne ; plaines arides, la grande bleue avec ses rivages plantés d’oliviers, l’Atlas enneigé, les steppes herbeuses, les reliefs plissés, fractures colorées de dégradés de grès, de calcaires. Et le mystérieux royaume des sables, dessiné, modelé, par les dunes en formes de S aux arrêtes effilées, infinis défilés d’or, d’ocre, safran, cannelle, évoquant les épices précieuses et parfumées. Approcher les oueds verdoyants protégés des vents de sable par des palissades et alors déranger les rudes antilopes Addax.

 

***

 

     Comme à son habitude, assise sur le balcon de cette chambre, elle rêvait, imaginait ces paysages ensorcelants. Elle revivait intensément leurs amours, songeant à ce bonheur inattendu, lorsqu'elle reçut l’effroyable nouvelle : « porté disparu en plein désert. »

     L’annonce fut brutale, elle dut s’aliter. A cause du choc, Iris souffrait de cécité passagère, lui avait affirmé les médecins. Elle ne voulait pas succomber au renoncement, le cœur gonflé d’amour, elle l’attendait…

     Elle gardait espoir car certains pilotes retenus captifs par les Maures, étaient libérés contre une rançon.

     Doucement, une porte s’ouvrit.

     - Il est l’heure, mademoiselle Iris ! Ce docteur, on dit qu’il fait des miracles ! Iris promena sa main dans le vide et saisit la canne blanche posée près d’elle.