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     Je tenais l’arme qui avait perforé le flanc gauche de l’inconnue. Elle était étendue sur le sol, gisant dans une mare de sang. Bouche ouverte, les yeux écarquillés, elle fronçait avec amertume ses sourcils. Lorsqu’elle me vit, elle s’efforça de prononcer ces mots : « Ai… dez… mon… sieur. »

 

*

 

    Le train en provenance de Monaco venait d’entrer en gare. Cet après-midi-là, le quai fourmillait de voyageurs. Les crissements des wagons, les hurlements des moteurs et les sifflets des locomotives saturaient l’atmosphère.

     Moi, Christopher Walker, j’étais assied sur un banc, là-bas, au coin de la gare, attendant patiemment que le mégaphone annonce le départ pour Bordeaux. Les mains soutenant ma tête, je faisais un somme, qui s’interrompit quand la voix retentit : « Les passagers à destination Bordeaux sont priés de monter à bord du train 87. » Je me levai, enfilai mon manteau en soie de couleur grise. Je m’affalai dans le siège indiquant le numéro 37 comme sur mon billet. J’ouvris mon sac et y sortis La mère de Maxime Gorki. Lorsque je posai les yeux sur les premières lignes, une demoiselle s’assied en face de moi. Elle me salua avec une voix de mandoline. C’était un récital qui me fit tressaillir de mon siège. Mon esprit s’envola aussitôt. Tout mon être venait de basculer dans l’amour.

   De toutes les filles que j’avais rencontrées, l’inconnue était la plus singulière. Svelte, élancée comme une liane, elle faisait 1 m 93. Ses cheveux ébouriffés se versaient sur ses épaules. Ses pupilles scintillaient comme des émeraudes. Son teint orangé carillonnait comme le crépuscule.

    J’étais subjugué par son physique, qui attirait les regards. Ô, quelle rarissime beauté ! Je voulus causer avec elle, mais la peur me retint. Cloué dans mon siège, j’écoutais le battement tellurique de mon cœur s’accentuer avec les secousses du train. Je jetai un coup d’œil à ma montre : une demi-heure venait de s’écouler. Je compris l’impuissance d’Ebinto de faire éclore ses sentiments pour Murielle, dans Les frasques d’Ebinto, le roman du célèbre écrivain ivoirien Ahmadou Koné. Il est des moments dans la vie où l’on éprouve des difficultés à vaincre les obstacles les plus simples. Évidemment, les choses que nous trouvons plus simples sont en réalité les plus âpres. Fallait-il rester passif ? Je ne sais pas. Mais, si je n’agissais pas, le temps allait l’emporter. J’avais toujours la tête baissée. Quand je la relevai, je remarquai que son siège était vide. On me fit signe qu’elle était allée aux toilettes. Je considérai cette aubaine que la nature m’offrait. Aussitôt, je me levai ; puis je me rendis devant les portes des toilettes pour l’affronter. Une fois sur le seuil, je constatai qu’elles étaient ouvertes. Une frayeur me conquit, et mon cœur se mit à battre très fort dans ma poitrine. J’appuyai sur l’interrupteur ; et l’ampoule éclaira le sinistre corps de l’inconnue, gisant dans une marre de sang. Hypnotisé par cette découverte macabre, j’en perdis la voix. Elle avait dans le flanc gauche un couteau. Elle me fit signe de l’aider. Alors, je retirai délicatement l’arme de son corps. Malheureusement, elle venait de rompre l’équilibre bienheureux du jour. Impuissant, une kyrielle de pensées sur la condition humaine m’assaillit. Je maudis le caractère fugace de l’existence.

 

*

 

     Qui avait pu commettre un tel acte ?

    Que le monde est méchant ! J’ai cru lire de l’admiration dans les regards qui se posaient sur l’inconnue. Hélas, je m’étais leurré sur la nature humaine. Je grinçai des dents en signe de désespoir.

    Ma réflexion s’estompa quand je remarquai des présences autour de moi. Ils m’observaient, les yeux écarquillés. Puis, ils lâchèrent cette parole : « Vous l’avez assassinée, monsieur. »

    Nous arrivâmes à Bordeaux. Des policiers me conduisirent au commissariat. Je subis un interrogatoire et fus mis en garde à vue. Tout portait à croire que j’étais l’assassin : 1) Je tenais dans la main l’arme du crime 2) J’étais son voisin de compartiment 3) Personne d’autre que moi ne l’avait suivie dans les toilettes.

    Ma défense fut assurée par maître Rouget. Un monsieur dans la quarantaine, le front froissé par des rides. Il était profondément embarrassé par la situation. Pire, il affichait un doute à mon sujet. Quel drôle d’avocat que ce maître Rouget !

     La charge retenue contre moi fut : « Homicide volontaire. »

     Je fus condamné à la guillotine.

   Je fus informé du jour de mon exécution par courrier. Après lecture, je me sentis plus heureux que jamais. Enfin, j’irai là-bas. Là-bas à l’autre bout de la vie, où j’avais rendez-vous avec l’inconnue. Je le compris à l’instant où elle me demanda de la secourir. Vous me trouverez sans doute étrange. Toutefois, notez que je suis un adepte de la philosophie stoïcienne, qui s’incarne dans la célèbre maxime : « L’homme ne devrait point fuir devant la mort, mais la braver. »

    Enfin, le jour de mon exécution arriva. Les menottes aux poings, on me conduisit à l’autel du châtiment. Je gardai le sourire au coin de la bouche. À genoux, la tête engagée dans la lunette, j’attendais que la lame s’abattît sur mon cou.