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      Oh, que ça fait mal ! Quand je suis prise comme ça, tu vois, il faudrait me laisser partir. Je t'assure, ça t'étreint si fort là dedans, tu ne peux pas imaginer, c'est terrible. Il faudrait le dire aux médecins, une autre fois. Me laisser. Qu'est-ce que tu veux ? J'ai fait ma vie. C'est comme ça. Et puis, maintenant, surtout à cette saison, je ne peux plus faire grand-chose. Et je ne vois plus grand monde. A part Robert, tous les matins avec le journal et le pain ? Un fidèle celui-là. Je le regarde passer sur sa bicyclette vers neuf heures et je suis sûre que dix minutes plus tard, il est là ; quand il arrive, le café est chaud. Un jour, il me trouvera dans mon lit...

      Les joues frémissent légèrement, les yeux s'absentent, très loin, vers le ciel, un court instant. Puis elle laisse monter une inspiration venue des tréfonds de sa vie, de son ventre, joint les mains sur son giron comme pour prier ou rendre grâce, redresse le buste et m'offre un de ses sourires qui illuminent et transforment chaque parcelle de son visage dès lors creusé de multiples sillons. Un sourire pur et franc, limpide comme un torrent, chaud comme une caresse maternelle. Le port est à nouveau altier, les yeux vifs et fiers, aucun signe d'abandon. Je le lui fais remarquer.

 

      Ah oui, mais, ça tu sais, c'est madame de la Roche qui me l'a appris, on peut dire qu'elle m'a formée, celle-là. C'était une belle femme, grande, droite et soignée. Quand je suis arrivée au château, je n'avais même pas douze ans, je ne connaissais rien. C'est l'assistance qui m'avait placée, je peux dire que j'ai eu de la chance. J'aurais dû aller travailler aux champs, mais je présentais bien et ils ont décidé de me placer au château de cette immense ferme. J'étais à l'intérieur, dans la vaste maison, au service de madame de la Roche. Je faisais la couture, le repassage, le travail propre. J'y suis restée jusqu'à mon mariage. Elle aimait les belles choses cette dame-là, toujours tirée à quatre épingles, et même nous, les employées, nous devions avoir des vêtements nets, elle nous donnait de jolies chemises taillées dans du lin, de beaux tabliers blancs. Elle était exigeante, mais généreuse avec nous. Et il fallait porter le corset. Maintenue comme ça, tu étais obligée de te tenir bien droite. C'est là-bas, au château, que j'ai rencontré ton grand-père, renchérit-elle en éclatant d'un grand rire, un bel homme lui aussi, un grand brun aux yeux bleus. Il avait de la prestance lui aussi.

 

      La photo est là dans son cadre de verre depuis trente-cinq ans sur le plateau de la cheminée au milieu des pots et douilles d'obus en cuivre ramassées dans les champs après la guerre et reluisant comme des trophées. Une petite photo d'identité en noir et blanc aux bords dentelés. Le visage est mince, le menton relevé. La fine moustache soigneusement taillée donne au visage un aspect autoritaire, n'étaient les yeux clairs qui noient le regard, créent une sorte d'indécision, de flottement dramatique. Cette image de l'aïeul décédé encore jeune, quelques mois avant ma naissance, a toujours été nimbée de mystère. Objet de fascination qui permettait d'entrer en contact avec la mort, de la regarder en face. Objet de culte pour un homme dont on parlait toujours avec respect, dont on vantait les qualités humaines, un homme exceptionnel comme il en existe peu. Et je ne l'avais pas connu ! A onze ans, alors que, à la suite d'une extraction dentaire, je saignais abondamment au cœur de la nuit sans oser réveiller mes parents pour les alerter, je passai de longues heures dans la salle de bain, face au miroir, et, entre deux crachats écarlates, j'imaginai la découverte au matin de ma mort solitaire, moi, petite martyre, vidée de mon sang, partie rejoindre mon grand-père. Ma grande sœur réveillée par mes pleurs, le sacrifice étant finalement assez douloureux et, tout bien considéré, proprement inique, me sauva de la mort, mais empêcha à tout jamais la rencontre avec l'aïeul. A moins que ...

 

        Abandonner ses enfants ... c'est incomprenable ! Comment … Comment est-ce possible ? La chair de sa chair... Ah ça non, jamais je n'aurais pu … même dans la pire misère... Elle m'a mise à l'assistance publique en 1909 avec ma sœur qui venait de naître, j'avais deux ans. Non, je ne veux rien savoir de ce qui s'est passé, ça me ferait trop de mal. Je n'ai jamais voulu savoir. C'est impardonnable. Jamais, je ne pourrai.

        La blessure reste ouverte quatre-vingts ans plus tard. Les larmes rougissent puis inondent les yeux, mais le sens moral et la fierté sont intacts. Une hypersensibilité domptée par la puissance du ressentiment, lui-même métamorphosé en force vitale.
      N'empêche qu'en filigrane, car elle l'évoquait rarement, cette blessure du rejet maternel a pénétré et teinté les ramages de mon cerveau d'enfant et plus encore celui de l'adolescente. Oui, sans doute, quelle douleur d'être abandonnée par sa mère ! Quelle chance de vivre avec ses parents ! Mais elle a aussi questionné et occasionné bien d'autres considérations. Qui était cette femme que ses agissements « contre nature » avaient rendue tellement différente des autres mères? Quel événement, quelle situation avait pu susciter une telle décision ? Et le père dans tout cela ? N'était-il pas également responsable ? L'abandon était-il aussi le choix d'un père? De deux pères ? D'autres hommes ? Qu'étaient devenus ces gens ? Mes ancêtres ? Où avaient-ils vécu par la suite? Et plus je m'interrogeais, moins j'entrevoyais de réponses. D'autant que la famille entière semblait liguée pour éluder le sujet, à tout prix. Tenter de percer le mystère semblait même absolument déplacé. Une ultime tentative, tout aussi désastreuse, auprès de ma mère, me fit comprendre que sous mes yeux se jouait un scénario de la honte que je m'entêtais égoïstement à vouloir divulguer. Une histoire de famille qui devait rester secrète. Stupide méprise, selon moi, et affreusement caractéristique du milieu dans lequel je commençais à me sentir à l'étroit. Car, où était l'opprobre ? Quelle responsabilité nous incombait ? A nous les descendants ? Et même à ma grand-mère ? Cette faute d' appréciation m'indignait ! Bien au contraire, notre absence d'histoire portait en elle de tout autres conséquences, elle ouvrait un champ des possibles inexploré, elle enrichissait soudain prodigieusement mon existence. La béance douloureuse qui avait tant fait souffrir ma grand-mère était devenue, à mes yeux, et au fil de trois générations, un vaste portail doré ouvrant sur un passé mythique façonnable à merci, selon les humeurs et l'influence de lectures, de films, de voyages. Mon absence d'origine me permettait de choisir mes origines, ou de les inventer. C'était là l'opportunité espérée d'outrepasser les limites contraignantes du déterminisme social, de briser le carcan, de m'évader enfin d'une bourgade que je jugeais souvent trop petite, dont la population me paraissait mesquine et arriérée . Et cette fois encore, mon grand-père m'aida à me fabriquer un destin mythique et flamboyant, car, hasard des rencontres ou élément déterminant et propice à une meilleure compréhension mutuelle dans le couple qu'il avait créé, aucun père ne l'avait reconnu lui non plus. Nous en étions à trois à un !

 

        C'est vrai, nous avions le même prénom et une histoire qui se ressemblait un peu. Mais lui avait été élevé par sa mère, ce n'est pas pareil. Une belle femme, très digne. Et plus tard, l'homme qu'elle a épousé lui a donné son nom, à ton grand-père. D'ailleurs Pépère respectait beaucoup sa mère. Il lui était très attaché. Et son beau-père a été bon pour lui. Il a été considéré comme les autres, c'étaient de vrais frères l'oncle et André. Mais, tu sais, ce n'est pas parce qu'on a eu une enfance difficile qu'on ne mérite pas le respect. Ton grand-père était un homme très apprécié dans le voisinage et à son travail. Sais-tu que le dimanche, c'est lui qui faisait la cuisine ? Pour toute la famille. Il disait que c'était mon jour de repos. Et il était toujours le premier levé.

        Les yeux s'embuent à nouveau, mais les larmes ont probablement une saveur différente. Elles coulent en fins filets sur les pommettes saillantes et rosées, relevées par un émouvant sourire. La ligne ténue des lèvres serrées dénote à la fois conviction et satisfaction.

      Ainsi, ce nom si souvent répété, presque revendiqué, dans les fêtes familiales comme un emblème unissant et protégeant les différents membres, tel un bouclier garant d'une entente indéfectible et d'une touche si particulière, ce nom que portait ma mère, n'était qu'une parure administrative, un socle cartonné, fondement d'une nouvelle généalogie. Chacun l'acceptait et en tirait orgueil. Je le respectais comme une religion qu'on tolère, mais à laquelle on n'adhère pas. Je souhaitais me libérer des croyances naïves, m'émanciper de la honte, affronter la vérité crue promesse d'histoires bien plus palpitantes.

        Que sont devenus les cousins, les autres enfants de la mère de pépère ?
        Certains sont morts, d'autres vivent encore dans la région où ils sont nés, deux autres ont quitté la France, il y a très longtemps. L'un a trouvé un emploi et s'est marié au Canada, l'autre est parti dans les mers du Sud, aux Îles Maurice, je crois. Ils ne donnaient que peu de nouvelles. Ils ne sont jamais revenus.

        Ainsi, le démon du voyage, de l'exil, du déracinement pouvait se trouver à doses plus ou moins importantes dans mes gènes... Mes aspirations au départ, à un espace plus vaste, à un ailleurs propice à une seconde naissance trouvaient peut-être leur explication dans l'histoire familiale.
        Andrée frissonne, regarde l'heure et tandis qu'elle se lève lentement pour remettre une bûchette dans la cuisinière à bois et préparer une boisson chaude, je jette un œil au petit appartement douillet et entretenu comme un écrin que décorent de nombreuses photographies encadrées, celles des mariages et des naissances, le meuble ancien, brun, chaud et massif, seul vestige d'une vente éhontée à un brocanteur de passage pour accéder au mobilier moderne et industriel.

 

        A mon tour, je délasse mes jambes et me dirige vers la chambre dont la porte toujours ouverte encadre une fenêtre donnant sur le jardin. Le linoléum d'un gris chiné recouvre un plancher irrégulier, fragile et légèrement mouvant sous mes pas, on est comme saisi d'un voluptueux vertige sur le pont d'un petit chalutier aux planches vieillies par le sel. Un léger parfum de muguet caresse mes narines, ma grand-mère n'omettrait jamais cette petite touche finale à sa toilette. Le lit, plutôt étroit et rebondi par des édredons, est recouvert d'un doux velours jaune parfaitement tendu que j'effleure avec plaisir en repensant aux nombreuses nuits de mon enfance où, couchée près d'elle, j'écoutais ses histoires, ressentais ses terreurs, récitais mes prières. Le christ et la vierge phosphorescente occupent toujours la même place. La fenêtre, dont le châssis en bois léger semble près de tomber en poussière, n'était la pellicule de peinture blanche, carapace censée vaincre le temps, me paraît dangereusement bas. J'écarte le rideau de tulle et plonge mon regard vers le jardin, les carrés cernés de petits buis taillés, les planches symétriques, les allées entretenues et régulières que j'ai si souvent parcourues des après-midis durant avec mes cousins, m'arrêtant pour cueillir et manger des petites fraises sauvages ou me rafraîchir à l'eau de la margelle en granit près du puits. Parfois, la margelle était vide, il ne pleuvait plus, elle devenait un bateau. Ouvrir la porte grillagée de ce puits protégé d'une armature envahie par le lierre et d'un toit d'ardoises, faire remonter le seau en tournant laborieusement la manivelle, sentir la fraîcheur qui remonte des entrailles de la terre, toucher la mousse humide qui jonche les rebords, se pencher un peu trop pour tenter de voir son reflet dans l'eau noire et éprouver la frayeur qui troublera à plusieurs reprises mon sommeil, les nuits de fièvre. Les nombreux moments passés à parler avec elle, tandis que pliée à demi elle jardinait et que je trottinais dans les allées, me cachais sous les draps blancs étendus au soleil, de sa vie, des hommes, des saints, de la vierge. La confession lyrique de l'émoi et de la plénitude éprouvée dans la totalité de mon corps lors de la première absorption de l'hostie, emplie d'un bonheur inouï, et encore, ce n'était qu'un entraînement ! Qu'est-ce que ce serait lorsqu'il s'agirait du vrai corps du Christ !

      Aux yeux de ma grand-mère, je promettais de devenir une petite sainte. Nous étions loin d'imaginer alors que quelques années plus tard, seulement, je rejetterais avec force et véhémence toute forme de religion. Qu'elle me sermonnerait et se verrait contrainte de me déplacer parce qu'à l'âge de seize ans, je discutais trop longuement avec un homme qui, par un hasard ironique, se trouvait être professeur de théologie d'obédience protestante, lors d'un long voyage en train dans lequel je n'avais même pas choisi ma place. Que je ne conserverais de cette imprégnation religieuse qu'un goût fort prononcé pour l'esthétique, la peinture italienne, l'architecture romane et certains textes poétiques à tonalité mystique. Mais c'est aussi pour toutes ces raisons que je lirais pour elle, avec force conviction, en hommage, le jour de ses obsèques dans l'église de son village, un extrait des Saintes Écritures. Partager une fois encore cette ferveur, communier et annihiler le temps.

 

Crédit Photo: Ashley Moponda