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— Bonjour Monsieur,

— Bonjour, que puis-je faire pour vous ?

— Eh bien voilà, ce matin j’ai trouvé le temps long alors je me suis dit, il faut que j’aille aux

Objets trouvés…

— Vous avez très bien fait Monsieur ! Je vais noter votre découverte et vos coordonnées dans notre registre, à la date de ce jour. Si, dans un an et un jour très exactement, le propriétaire ne s’est pas manifesté, alors nous vous re-contacterons car, à partir de ce moment-là, vous en deviendrez le nouveau propriétaire.

— Ah, dans ce cas, ce serait bien embêtant…

— …Pourquoi donc ?

— Mais c’est que, moi, je ne saurais quoi en faire de tout ce temps !

— Allons, allons, vous pourriez bien en faire profiter un ami, un parent, un proche… N’avez-vous jamais remarqué qu’il y a souvent des gens pressés autour de nous, qui manquent de temps ?

— Oui, peut-être, mais moi je n’ai pas le temps de m’occuper de tout ça !

— Donc vous êtes du genre pressé !

— Non, pas vraiment, au contraire, je suis plutôt du genre gonflé.

— Alors je ne veux pas vous mettre la pression, si on en revenait à votre dépôt.

— Oui, allons-y, je vous écoute !

— Où avez-vous trouvé ce temps long ?

— A la gare, dans la salle des pas perdus.

— Très bien, je note. Et vous me les avez ramenés également ?

— Quoi donc ?

— Les pas perdus…

— Ah non ! Je n’y ai même pas pensé ! J’avais l’esprit trop occupé avec ce temps long…

— Ne vous inquiétez pas, quelqu’un d’autre s’en occupera.

— Oui, sans doute, il y a toujours des tas de gens qui perdent leur temps dans cette gare.

— Leur temps et leurs pas !

— Ils perdent tout ! Tenez, pas plus tard que la semaine dernière, j’en ai vu un qui a perdu la tête et s’est jeté, à corps perdu également, sous le train !

— Cela arrive régulièrement, je ne suis pas surpris. Si vous saviez le nombre de personnes qui viennent nous voir parce qu’ils ont perdu la tête !...

— Et on vous en rapporte souvent ; des têtes ?

— De temps en temps, mais je vous avoue qu’elles sont rarement complètes… Et, généralement, elles sont cabossées, difformes. Depuis le début de l’année, j’ai vu passer : une tête de noeud, plusieurs têtes à claques, une tête au carré, une tête de gondole, une tête de mort, une tête de liste, une tête de Turc, une tête d’ail, une tête de nègre, une tête de pioche, une tête de mule, une tête brûlée, et deux têtes à queue qui s’étaient mises tête-bêche – vous imaginez le tableau…

— Mais, vous en faites quoi ?

— Nous les mettons au réfrigérateur.

— Ah bon !?

— Vous savez bien ce qu’on dit : il faut garder la tête froide.

— Oui, bien sûr. Mais alors, comment font tous ces gens ?

— Eh bien, ceux qui avaient des têtes bien pleines, reprennent peu à peu leurs esprits ; les autres s’en vont généralement déçus, en répétant inlassablement : Mais où ai-je la tête ?! Et ce n’est pas rare qu’ils perdent ensuite la raison. Dans ce cas-là, hélas, nous ne pouvons rien faire pour eux. Nous ne sommes pas équipés.

— Comment cela ?

— Eh bien, il faut savoir garder raison, et nous ici, nous ne savons pas… Manque de moyens… Que voulez-vous, comme partout, question de budget…

— Je vois, je vois ! Dites donc, ce ne doit pas être facile tous les jours ?

— Oui, c’est parfois pénible, mais c’est un beau métier vous savez ! Qui donne aussi de grandes satisfactions. Quand on peut satisfaire un client en lui restituant son bien, c’est à chaque fois, un vrai bonheur et surtout, ça nous fait de la place ! Car nous sommes saturés. Tout ce qui se perd, il n’y a pas de secret, ne se transforme en rien d’autre qu’un objet trouvé…

— Je comprends. A ce sujet, je suis aussi à la recherche de quelque chose…

— Remplissez donc cette petite fiche d’abord, avec votre nom, prénom, adresse, numéro de téléphone, âge de la grand-mère, etc… Vous me direz ensuite ce que vous recherchez, mais je pense déjà le savoir...

— Alors, prénom : Marcel ; nom : Proust…

— J’ai deviné ! Vous êtes à la recherche du temps perdu !

— Ah non, pas du tout…

— Dommage, parce que j’avais ce qu’il faut en réserve.

— Non, en fait, je suis, depuis quelques temps, un peu en désaccord avec mon épouse — pour ne pas dire en guerre ! — et ce que je recherche, afin de mettre un terme à notre relation, et ce d’une façon radicale, ce serait plutôt une balle perdue. Vous auriez ça ?

— Ah non, désolé. Les gens qui trouvent, ou reçoivent par erreur ce genre d’objet, ne le restituent que très rarement. Je ne sais pas pourquoi… Il y a des choses comme ça qui ne se trouvent pas, comme il y a des choses qui ne se perdent pas !

— Comme quoi, par exemple ?

— Un bienfait. Un bienfait n’est jamais perdu, vous pouvez faire votre compte comme vous voulez, vous n’en perdrez aucun ! Et si vous insistiez, croyez-moi, ce serait peine perdue !

— Effectivement, c’est très intéressant. Mais avec tout ça, je ne sais plus où j’en suis…

— C’est parce que vous venez de perdre le Nord, ne bougez pas, je vais vous trouver une boussole.

— C’est gentil, mais non merci. Ce que j’ai besoin c’est un moyen de liquider ma femme.

— Alors là, vous venez de perdre une occasion de vous taire. Dites donc, vous n’êtes pas très soigneux.

— Oui, je sais… Je commence même à perdre espoir.

— Allons, allons, ressaisissez-vous. On va bien trouver un moyen de s’entendre.

— Mais ce n’est pas ce que je cherche ! Je ne suis pas sourd, vous savez.

— C’est une façon de parler. Moi, si je peux rendre service, je n’hésite pas. Ça fait de la place sur mes étagères… Tenez, pas plus tard que hier, j’ai rendu un fier service au personnel de l’asile psychiatrique.

— Ah bon, et comment cela ?

— Figurez-vous qu’ils venaient d’accueillir une famille de Fous de Bassan. Ils avaient bien une volière pour les loger, mais ne savaient ni comment ni avec quoi les nourrir…

— Et alors ?

— Alors, ils sont venus me demander de les aider à trouver une idée.

— Et des idées, vous en avez plein les étagères !

— Non, mais j’avais un stock de pain perdu. Ils sont repartis avec.

— Formidable !

— Je vous le dis, moi quand je peux rendre service…

— Et pour en revenir à mon épouse, vous pensez pouvoir…

— C’est délicat ! Vous m’auriez dit : je veux qu’elle perde sa vertu, j’aurais peut-être trouvé un moyen…

— Je vous arrête, ça c’est déjà fait. En lui faisant perdre sa vertu, j’ai d’ailleurs perdu mon honneur. Ensuite je lui ai fait un procès, que j’ai perdu également…

— Je vois, je vois. Vous êtes ce que l’on appelle outre-atlantique un looser !

— Un quoi ? Un louzeur !

— Oui, c’est ça. Vous le prononcez bien, mais vous l’écrivez mal. Un looser, ça veut dire un perdant. Autrement dit vous perdez tout.

— C’est grave ?

— Oui ! Vous venez juste de perdre ma sympathie, du coup.

— Et ça continue…

— J’ai bien peur que ce ne soit contagieux, car je suis moi-même en train de perdre patience.

— S’il vous plaît, puis-je rester encore un peu ?

— Ah ça, c’est sûr, vous ne perdez rien pour attendre.

— Je ne me sens pas très bien, je vais perdre connaissance…

— Je ne sais plus quoi vous dire, j’en perds mon latin.

— C’est terrible monsieur, je voudrais tant qu’elle s’en aille ! C’est un comble, moi qui perds tout, je n’arrive pas à m’en débarrasser !

— Mais savez-vous ce qu’on dit à ce sujet ?

— Non, dites-moi !

— Une de perdue, dix de retrouvées… Êtes-vous certain de ce que vous voulez faire ?

— Comment ça, dix de retrouvées, vous faites des promotions en ce moment ?

— C’est un dicton. Certainement inventé pour nous aider à vider les rayonnages…

— Je… Je… Je vais réfléchir. Dix de retrouvées ! Quel enfer ce doit être !

— Sage décision. Croyez-moi, lorsque vous aurez tout perdu et qu’il ne vous restera qu’elle, vous n’aurez plus la même vision des choses.

—Merci, merci infiniment !

— Je vous en prie. Allez, réfléchissez bien, prenez votre temps.

— Lequel ?

— Le long. Celui que vous venez juste de ramener. Tenez, reprenez-le et tachez de ne plus le perdre.

 

Crédit Photo: Ashley Moponda