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Chapitre 1

Chris bosse pour Valéo dans une ville de l’ouest au nord de la Loire, depuis bientôt six mois. Il y travaille comme magasinier en faisant les deux-huit. Le calme, le goût de la lenteur que les gens cultivent ici, le changent de Toulouse. La bourgade ne connaît pas vraiment d’embouteillages, pas plus que d’impatience ni de crispation. Il y croise quelques Guinéens et des familles maliennes venues peupler les artères vétustes aux maisons à colombage délaissées par les classes moyennes. Les Syriens, qui se sont mêlés aux Beurs de la banlieue, s’aventurent rarement dans le centre-ville et, le dimanche, la place de la mairie reste désespérément vide. Seule l’enseigne bien connue d’une sandwicherie, située de l’autre côté de l’hôtel de ville, et la vitrine d’un kebab animent et réchauffent un peu le centre. Heureusement, Valéo paie bien.

À Toulouse, son ancienne concubine, avec qui il a vécu pendant quatre ans, a gardé le petit et Chris lui verse une pension. Au début, il a bien essayé de se rabibocher mais, quand il a compris qu’elle ne reviendrait pas, il est parti en décidant de faire table rase du passé, des disputes continuelles, des tourments, de la colère, et de son métier de mécano. Il sait bien qu’il a perdu son enfant et que sa mère lui dessinera un portrait vitriolé, carrément dégueulasse de Chris. Elle dira au petit qu’il buvait avec les copains, qu’il n’était pas souvent à la maison et qu’il ne s’occupait jamais de lui. Mais peut-être que, quand le mioche sera grand, il voudra juger par lui-même en cherchant à savoir qui est son père.

À l’usine, il a sympathisé avec Florian, un technicien de maintenance célibataire, qui fréquente les boîtes de nuit. Depuis quelque temps, Chris l’accompagne en discothèque au volant de l’Alfa-Roméo qu’il a achetée à crédit à Toulouse. Florian n’a aucune chance avec Chris à ses côtés. Les femmes succombent toutes à sa belle gueule et Florian, trop émotif, trop perméable à leur charme, reste sur le carreau. Elles ne résistent pas au sang froid du Toulousain, cherchant sur sa figure inébranlable, l’expression même fugace de son désir pour elles. Elles s’affolent de n’y rien lire, s’inquiètent de ne pouvoir lui plaire, s’acharnent à percer le secret de son indifférence et, pour finir, tombent amoureuses de sa virilité froide, devant laquelle elles se languissent et s’étiolent à attendre. Il s’imagine qu’elle sera belle, très brune, hâlée et méditerranéenne, soignée et féminine jusqu’au bout des ongles.. N’allez pas croire qu’il les consomme à tour de bras. Il cherche qui sera la bonne. Quand il l’aura trouvée, il l’épousera. Elle sera douce, travailleuse et aimante et il le lui rendra bien. À trente-cinq ans, plus question de faire le con. Il rêve souvent d’une chevelure folle, d’une cascade dont il boira le nectar et dans laquelle il s’enroulera en faisant l’amour. Il offrira à sa femme un logement avec une cuisine dernier cri, des déshabillés de soie et les fringues qu’elle voudra. Ils se retrousseront les manches pour partir en voyage, ils s’en sortiront, parce qu’à deux on avance beaucoup mieux.

En attendant, Chris s’est très vite adapté aux rites et aux coutumes de Florian. Le whisky-Coca agrémente leurs fins de semaine en goguette, la musique – du rap essentiellement – accompagne les after dans l’appartement de Florian où, parfois, ils ramènent des femmes de la discothèque. Le dimanche comateux consiste à s’allonger devant la télévision pour récupérer de la veille et affronter le lundi, à peu près remis.

Et puis un vendredi soir, alors qu’ils sont assis sur une banquette de la Scala, une boîte à sardine à la mode qui se trouve à trois kilomètres de la ville, Chris déniche la perle rare. Elle danse seule au milieu de la piste sur un morceau de Noir Désir. Fine, grande, souple comme jamais il n’aurait cru qu’elle puisse l’être, elle porte le cheveu court. Il détaille son visage d’ange soutenu par un long cou de cygne. Ses yeux verts qui ne regardent personne, pudiques et fiers, brillent dans la pénombre ; sa bouche carmin, un peu mutine, se détache du grain de peau presque albâtre. Elle est jeune, plus jeune que lui et ne ressemble en rien à la femme de ses rêves. Moins apprêtée, plus fauve que femme, simplement délurée et naturellement provocante, elle danse en se déhanchant au rythme des percussions. Comme à son habitude, Florian se charge d’aller à la rencontre de la proie, pour lui proposer de se joindre à leur table. Sur la piste de danse, la belle s’immobilise. Elle hésite, apparemment indécise à le suivre. Florian plaisante pour l'amadouer tandis que Chris la regarde rire. Il admire la rangée de dents carnassières, diablement attirantes, de cette femme que son copain guide par le bras, en l’entraînant vers lui. Son cœur s’emballe à tout rompre. Elle est là, face à lui qui attend bêtement que Florian le présente. Son collègue crie par-dessus le martèlement des percussions :

— Voici mon pote, Christophe…

Il s’est levé, dépassant la belle d’une tête, les yeux rivés sur ses prunelles vertes. Elle le jauge, l’observe de pied en cap, se penche pour murmurer à son oreille son prénom, dont il se repaît. Il fait mine d’enrouler la langue contre son palais pour en faire claquer l’unique syllabe qui sonne comme un signal de ralliement : Lou, Lou, Lou… puis renifle dans le cou de Lou une fragrance suave et sucrée à laquelle se mêle l’odeur épicée de la sueur qui perle de la racine des cheveux coupés à la garçonne. Il manque presque de siffler d’admiration devant les courbes légères, aériennes, de ce corps gracile mais se refrène, en s’interdisant de sourire. Il souffle juste à l’oreille de Lou :

— Asseyez-vous… Vous prendrez bien un verre…

Elle fixe la bouteille de whisky puis  celle de Coca en esquissant une moue à ravir teintée de dédain et d’ironie.

— Champagne ? lui demande-t-il alors.

Sans attendre la réponse, il commande une fillette pour la demoiselle dont il scrute le visage à la dérobée sans y déceler la moindre trace de maquillage. Elle ne porte aucun bijou, pas même de la pacotille, juste des bottines en daim plates et discrètes, un jean et un simple tee-shirt noir qui épouse sa taille frêle et moule des seins parfaitement ronds. Assise sur la banquette, les jambes croisées, le dos droit et la tête légèrement penchée, Lou a naturellement la classe. Elle répond d’abord par monosyllabes aux questions de Chris qui veut savoir son âge, sa ville natale, ce qu’elle fait dans la vie et si elle est célibataire. Elle hoche la tête.

— Oui, je suis née ici, je vis seule. J'ai tout juste vingt-cinq ans et je travaille au moulage des coques pour les téléphones mobiles dans une usine du coin.

  Florian se met à lui parler d’eux, de leur boulot à Valéo, des week-ends chargés, et puis, le champagne aidant, Lou finit par se confier. Elle vient de quitter un type avec lequel elle a vécu pendant deux ans, un ouvrier qui a du mal à accepter la séparation.

— Oh ! Non, Sammy n’est pas bien méchant, juste un peu collant. Je n’en pouvais plus de faire la bonniche à la maison, et puis la routine qui s’installe, les soirées devant la téloche…

Chris ravale la question qui lui brûle les lèvres : et tu l’aimes encore, ton Samy ? tandis qu’elle continue de parler :

— Mon idéal de couple serait de vivre chacun chez soi, ne pas avoir à partager les désagréments du quotidien, juste l’amour, les bons moments et les sorties…

À ce moment précis, il ne pense qu’à lui plaire. Cette nuit, avant qu’elle ne parte, il lui donnera son numéro de téléphone et celui de Florian aussi bien, et il lui précisera : en toute amitié. Si jamais Lou l’appelle, il mettra un point d’honneur à ne pas céder à ses charmes. C’est elle qui finira par tambouriner à sa porte, par lui déclarer sa flamme, par s’agenouiller et le supplier de lui faire l’amour. En divaguant de la sorte, il n’a pas entendu Florian proposer à Lou de venir chez lui. Il les regarde se lever sans comprendre, lorsque son collègue lui dit :

— Ben, tu viens, Chris ?

Dans le salon de Florian, elle est assise sur le tapis, les jambes en tailleur, à côté de la table basse. Chris baisse le son de la sono pour mieux l’entendre parler. Elle se passionne pour la légalisation du haschich dont elle discute avec fougue à Florian. Et puis elle passe du coq à l’âne, en soutenant la politique de la ville, qui accueille pourtant les réfugiés au compte-gouttes. Elle ne sait pas vraiment ce qu’elle dit, mais c’est Chris qu’elle regarde par à-coups, quand elle parle, et ses yeux, comme des braises sous les longs cils, enflamment le beau mâle. Son ventre le tourmente, son sexe se gorge toujours davantage à chacun des regards qu’elle lui lance, et incapable de prendre part à la discussion, il la dévore des yeux. Elle continue de parler avec exaltation, tout en roulant un joint qu’elle finit par porter à sa bouche écarlate, et dont elle tire quelques bouffées, avant de le tendre à Chris qui l’aspire à son tour en lui demandant :

— Tu aimes ça, le shit ?

— À l’occasion, murmure-t-elle, en baissant la tête.

 Ses iris verts, devenus soudain langoureux, se plantent à nouveau dans les yeux de Chris dont l’estomac se contracte, comme sous l’effet d’un coup de poing. Envahi par une chaleur presque douloureuse, il se lève brusquement et se dirige vers le couloir plongé dans l’obscurité pour s’envelopper de sa veste trois-quarts, à cause de la souffrance qu’occasionne son sexe raide et comprimé. Sous le chambranle, il dit à Lou, comme un con, avant de partir pour de bon :

— Salut. À la prochaine, j’espère.

C’est elle qui téléphone à Florian le vendredi suivant pour les inviter à prendre l’apéro et, à l’issue de la soirée, elle retient Chris :

— J’aimerais bien que tu restes un peu…

Il ne sait pas résister à ses charmes. Cette nymphe abominablement excitante, incomparablement souple et sublimement roulée, s’allonge nue sur le lit, les cuisses écartées, puis commence à se caresser devant lui, qui bande comme jamais. Il recule, la repousse pour ne pas céder trop vite. Jamais il n’a été aussi heureux. Puis il se laisse aller à savourer la croupe de Lou ondulant contre son sexe. Quand elle s’effondre sur le matelas, il admire encore les courbes de son corps, abandonné à la torpeur. Les jambes et les bras écartés, allongée sur le ventre, elle ressemble à une poupée de chiffon désarticulée.

C’est simple. Si elle veut le revoir, il lui faudra accepter de sortir avec lui. Il lui expliquera qu’il cherche une femme et non pas une maîtresse. Quelques jours plus tard, quand il reçoit un appel de Lou, il décide de mettre les points sur les i. Elle conclut leur petite discussion par ces mots :

— Évidemment que je veux être ta copine ! Ça ne m’engage pas pour autant à vivre avec toi.

Le temps se charge de faire mentir ses propos. Chris finit par passer les week-ends chez Lou, tandis qu'elle vient le rejoindre le soir durant la semaine. Parfois, ils s’octroient une journée l’un sans l’autre ; elle sort alors en ville avec ses copines et il rend visite à Florian pour converser autour d’une bouteille de whisky. De temps à autre, ils partent au bord de la mer passer une nuit à Cancale ou à Saint Malo. Seulement, reprochant secrètement à Lou de trop parler devant le monde – elle s’exalte, s’emporte, et il n’aime pas qu’elle se passionne pour un rien – il finit par la rabrouer en exigeant qu'elle baisse le ton face aux autres :

— Modère tes propos. Tu dis n'importe quoi à n'importe qui.

C’est la raison de leur première dispute. Lou refuse de perdre son naturel mais la colère d’abord vociférante puis boudeuse de Chris est telle qu’elle décide de ne pas le contrarier. Quand il hurle son mécontentement, elle arrondit les angles en se montrant moins bavarde, plus réservée. Elle cultive son quant-à-soi. Et puis, les accès de possessivité de Chris le poussent à considérer les autres, les hommes et les amies de Lou aussi bien, comme d’éventuelles menaces à leur couple. Subrepticement, il écarte quelques-unes de ses copines parmi les célibataires, et lui fait jurer de ne jamais revoir son ex. L’appel de Sammy – Salut Lou. J’aimerais avoir de tes nouvelles. Comment vas-tu ? – le met hors de lui. Lou considère les soupçons puis les accusations dont il l’accable comme une preuve d’amour, si bien qu'elle s’efforce de verser de l’eau dans son vin.

Au fil du temps, Florian constate que le comportement de Lou change. Elle ne boit plus qu’une flûte de champagne de temps à autre. Surtout, elle carbure au Coca sans sucre, son paquet de Marlboro light à portée de main. Sagement assise aux côtés de son homme, elle semble écouter la discussion que Florian entame avec lui mais son silence et ses yeux qui s’égarent dans le vide laissent supposer qu’elle n’entend pas. A quoi pense-t-elle ? Tout autre que Florian dirait qu’elle manque cruellement de conversation, de centres d’intérêt et de personnalité. Mais lui est convaincu que le feu couve sous ses airs de potiche, et s’imagine Lou dans l’intimité avec Chris comme un volcan déversant son magma de passion au lit ; il se doute des serments d’amour chuchotés sur l’oreiller, et puis des mots vifs et des mots durs qu’ils s’adressent au sujet d’un rien, ou des mots-fleuve, ceux des veillées d’hiver, qui n’en finissent plus d’écouler leurs confidences, dans lesquelles se noient les souvenirs et nage le rêve d’un avenir meilleur.

Chris la couvre de cadeaux, il l’habille de vêtements de marque. Avec des bottines à petits talons, un manteau de feutre qui s’ouvre sur un pantalon de flanelle aux plis impeccables, des ongles longs et vernis, Lou ressemble désormais à la DRH croisée parfois dans les couloirs qui desservent les bureaux de Valéo. Pour lui plaire, il a investi dans la décoration de son appartement en achetant le mobilier et l’électroménager à crédit. Il est pieds et poings liés à son métier de magasinier. Au bas mot, dix mille euros de traites, qui l’aliènent à sa condition d’ouvrier, quand lui croit s’en émanciper parce qu'il vit au-dessus de ses moyens.

Six mois après le jour de leur rencontre, il se résout enfin à lui faire sa demande, pas tout à fait certain qu’elle accepte de s’engager :

— J’aimerais que tu deviennes ma fiancée.

Elle semble flattée, sourit et le regarde avec des yeux écarquillés.

— Mais chéri, tu veux m’épouser ? Et… On va vivre ensemble ?

— Pourquoi pas ?

Elle dit oui, en ajoutant qu’ils verront bien dans un an, si elle est prête à se marier. Alors, il sort le grand jeu, une bague en or, incrustée de diamants blancs et scintillants, qu’il glisse à son doigt. Le lendemain, après une nuit bien arrosée et un peu trop prolongée, il se rend à l’usine et navigue avec son engin entre les rayonnages où sont entreposés les produits d'embrayage pour les charger sur des palettes destinées à l'exportation. À la fin de journée, en sautant inconsidérément du manitou encore en marche, pour rejoindre un collègue qui le hèle, il tombe à la renverse. Trois vertèbres fêlées occasionnent un arrêt de deux mois durant lequel il s’habitue aux antalgiques et au whisky, dont les effets conjugués anesthésient la douleur.

Son retour à l'usine, les stations assises sur le manitou, le chargement des palettes dans les semi-remorques, lui esquintent encore davantage le dos et entretiennent son agonie, si bien que le soir, il avale, par-dessus les médicaments, des rasades de whisky, afin de s’endormir sans souffrir. Parfois, Lou lui parle de son addiction, en prenant des airs catastrophés :

— Tu devrais te mettre en arrêt, soigner ton mal et puis chercher un autre travail plus adapté.

— Mais quel taf veux-tu que je trouve ? Il faut vivre avec ça et gagner son pain.

Les changements d’humeur de Chris, qui se matérialisent par des crises de colère, quelques heures après la nuit tombée, déstabilisent Lou. Elles s’estompent aussi vite qu’elles sont apparues, le laissant exsangue, hagard, endolori, et il la supplie de comprendre.

 — Oui, je comprends mais tu devrais te débarrasser de l’alcool et des médicaments…

 À son teint blême, elle prend peur, le recouvre d’une couverture en se blottissant contre lui. Il l’enlace, se réchauffe à son contact, l’étreint, la caresse, la comble d’amour puis la regarde dormir avec la crainte de la perdre un jour. Un soir, alors qu’elle ramasse les débris de vaisselle, après une crise particulièrement virulente où les assiettes se sont fracassées contre les murs de la cuisine, il s’effondre en pleurs et la supplie à genoux de pardonner. Elle se récrie, les mots volent en éclats, qu’il tente de contenir en l’embrassant pour la calmer, puis il la dénude tout en la tenant contre lui, la soulève comme une plume pour la porter dans la chambre. Là, il la renverse sur le lit mais dans l'étreinte il débande.

— Quitte-moi, quitte-moi, puisque je ne vaux rien !

Après avoir prononcé ces mots-là en désespoir de cause, il sort de la chambre et, dans le salon, se sert un verre de whisky en pensant que Lou a raison, que demain, il n’ira pas à l’usine et qu’il se soignera.

À son réveil, constatant que Lou est déjà partie au travail, il décide d’attendre son retour et téléphone à Valéo afin d’annoncer son absence. Il rallume juste la chaudière en avalant une rasade de whisky pour faire passer son mal de dos et prend rendez-vous chez le médecin. Il saura trouver les mots pour dire à Lou qu’il compte s’en sortir, que, s’il faut partir en cure, il ira. Il occupe donc la journée à bricoler et à concocter un plat en sauce qu’il laisse mijoter. A dix-neuf heures, ne la voyant toujours pas arriver, il se rassure en se disant qu'elle est passée chez elle récupérer des affaires ou bien qu’elle s’est rendue chez sa mère, si bien qu'il patiente devant la télévision sans pouvoir résister à l’envie de boire encore. À vingt heures, l'inquiétude le gagne, il lui téléphone mais tombe à plusieurs reprises sur sa messagerie. Au fur et à mesure que l’heure tourne, et après s’être servi un certain nombre de verres de whisky, il repense à sa débandade de la veille et ses mots désespérés, quitte-moi, quitte-moi, puisque je ne vaux rien !, résonnent en lui avec amertume. Il comprend que Lou ne reviendra pas, alors il vide la bouteille, s’apprête à en chercher une autre dans la cuisine, quand deux coups faiblement assénés à la porte l’arrêtent dans son élan. La pendule affiche vingt-trois heures trente. Le cheveu ébouriffé et le mascara dégoulinant autour des yeux, Lou fait son apparition, en se défaisant de son manteau sans rien dire.

— Mais d’où viens-tu ? Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Je suis allée chez Sammy. J’avais besoin de lui parler…

Elle a murmuré le prénom de son ex, bredouillé ces dernières paroles, en prenant un air penaud, les yeux rivés sur la pointe de ses chaussures. Il l’empoigne par le bras et l’entraîne dans le salon, en lui demandant :

— Mais qu’est-ce que tu lui as dit ? Vas-y. Parle.

Comme elle ne répond rien, il la bouscule pour qu’elle avoue.

— Mais parle, bon sang !

En l’imaginant se donner à Samy, elle et sa croupe remuante, elle et son con humide et chaud qu’elle garde peut-être encore poisseux, il frappe son visage d’ange en hurlant :

— Je vais t’en faire passer l’envie ! Qui voudra de toi, après ça ?

Sourd aux supplications, il la secoue par la taille, la bouscule, serre de toutes ses forces, entend craquer ses côtes sous la pression des coups.

Quand il revient à lui, il se retrouve nez à nez avec les flics et les pompiers qui, probablement alertés par les voisins, ont fait irruption dans l’appartement. Assis contre le mur, les mains en sang, il regarde Lou dormir sur le balatum rougi. Elle ressemble à une poupée désarticulée, exactement comme après l’amour, quand elle s’abandonnait au sommeil, allongée sur le ventre, les jambes et les bras écartés.

Chapitre 2

Plaqué contre le mur du salon et menotté, il ne réagit pas à l’énoncé de ses droits, se laissant porter comme un automate jusque sur le trottoir. Saisi par la nuit froide, il se raidit puis offre son visage au vent cinglant avant d’être poussé, tête la première, à l’arrière du véhicule de police, où il est pris en étau par les flics. Dans la voiture fendant l'obscurité, sirènes hurlantes, il prend conscience de la mort de Lou. Frappé par la vision du corps démantibulé, gisant face contre terre dans son sang, choqué par l’inertie étrange, absolue, puis totalement affolante de celle qui partage sa vie, il perd son souffle, se revoit hors de lui, les poings fermés, battre sa fiancée comme une bête furieuse. Noyé par la déferlante d’images de violence sauvage, aveugle et sourde, il se met à hurler, en réalisant qu’il est trop tard.

— Ta gueule, dit le flic assis à la place du mort en se tournant vers Chris, qui se lamente désormais :

— Je ne voulais pas...

Le coup de poing qu'il reçoit en pleine face le calme. Sonné, il se tait, regarde défiler les rues baignant dans la lumière falote et jaune des réverbères, jusqu’à son entrée dans les locaux du commissariat.

Assis, menotté, de l’autre côté d’un bureau, encore hagard, mais sur ses gardes, il observe la porte qui s’ouvre sur une pièce contiguë et les va-et-vient des flics en civil. Celui qui l’a corrigé dans la voiture semble attendre un peu en retrait et le regarde avec indifférence, comme s’il fixait le vide. En face de lui, un type nonchalant, plutôt calme, tape lourdement sur le clavier de son ordinateur. Un silence pesant gagne les lieux, la porte se ferme et le type, qui lève les yeux vers lui, se frotte les mains avant de commencer.

— Je suis le lieutenant Gilles. Je vais vous interroger. Vous allez devoir m’expliquer dans quelles circonstances vous l’avez tuée.

En réponse aux questions sommaires, il décline son identité, ses liens avec la victime, son métier qu’il exerce depuis un an dans cette ville du terroir. Mais, lorsqu’il lui faut parler des instants fatals, il hésite.

— Combien de coups avez-vous portés ? L’avez-vous frappée seulement au visage ?

Il sait avoir tapé à plusieurs reprises, oui, mais il n'est plus très sûr. Elle tenait encore debout quand il l’a empoignée par la taille. Il la secouait en même temps qu’il serrait très fort. Au souvenir des côtes qui craquent, il s’effondre en pleurs, la tête dans les mains, et le lieutenant Gilles observe le meurtrier devenu vulnérable, inoffensif, se lamenter.

— Je ne voulais pas ! Je ne voulais pas ! Elle m’a dit s’être rendue chez son ex. Elle regardait la pointe de ses chaussures d’un air coupable, sans répondre à mes questions. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je lui faisais confiance, je l’aimais, je voulais l’épouser…

— Y avait-il une raison pour qu’elle vous trompe ? demande Gilles en tapant les aveux aisément obtenus.

Il pense à aux courbes gracieuses de Lou, à sa façon de se donner à lui, sans contrepartie, il rumine son impuissance à l'honorer de la veille, et soudain envahi de sueurs froides, écœuré, nauséeux, il regarde ses mains trembler, avant de vomir sur ses chaussures.

Allongé sur le banc d’une cellule, dans les sous-sols du commissariat, émergeant d’un sommeil de plomb dont il ne saurait dire combien de temps il a duré, il scrute les fissures du plâtre qui s’effrite, distingue le contour d’un œil puis d’une bouche. Son esprit se perd dans les figures humaines qu’il croit reconnaître à travers les anfractuosités et les lézardes du plafond. Lou n’est plus. Jamais il ne reverra ses lèvres carmin, ses yeux verts, son corps félin, acrobate. Il imagine la réaction de la mère à l’annonce du décès de sa fille, les hurlements d’impuissance, le déchirement, la désolation et puis l’horreur, la fureur, la haine de l’assassin, la vindicte populaire, les insultes, les crachats et les coups assénés contre les vitres du fourgon qui l’emportera en prison. Et lui, le meurtrier, se cachera la figure sous le blouson, il sentira combien les murs du pénitencier le protégeront de la société et de sa propre folie. Des clés qui tintent, des talons qui claquent sur le carrelage froid puis la lourde porte en fer qu’on déverrouille le sortent de ses pensées.

— C’était la première fois que vous la frappiez ?

Un flic ricane en complétant les propos du lieutenant Gilles :

— Certainement la dernière…

— Je n’avais jamais porté la main sur elle, se récrie-t-il.

— Et sur une autre ? Avez-vous l’habitude de violenter les femmes ?

— Non.

Depuis quand la soupçonniez-vous de fréquenter son ex ?

— Je n’ai jamais douté d’elle.

— Avant de venir vous installer ici, que faisiez-vous ? Avez qui viviez-vous ?

— J’étais mécanicien à Toulouse. J’ai un fils là-bas. Je me suis séparé de sa mère…

— Pour quel motif ?

Un haut-le-cœur, les murs qui chavirent, les mains moites et le filet de sueur froide dégoulinant le long de son échine lui rappellent la sensation de manque qui l’étreint à la nuit tombée et que seul le whisky apaise. Ses mains libres tremblent et il s’entend répondre d’une voix étouffée :

— On se disputait continuellement. On n’était pas sur la même longueur d’onde. C’est elle qui voulait se séparer. Je lui verse une pension.

— S’agissait-il de disputes violentes ?

La peur réveille son mal de dos, de son front perlent des gouttes qui coulent le long de ses tempes et viennent mourir dans son cou. Il se souvient de la première gifle, avant qu’elle ne parte se réfugier chez sa mère, un soufflet maîtrisé, afin de calmer son hystérie grandissante, de la faire taire devant le petit recroquevillé dans un coin du salon. Il revoit l’air bêta qu’elle avait après la gifle, et leur fils qu’elle avait pris dans ses bras en raflant les clés de voiture posées sur la commode. Dans les escaliers du HLM, elle avait crié qu’il n’était qu’un sale type et qu’il ne les reverrait plus mais elle était revenue et la vie avait repris, jusqu’à ce qu’elle le provoque de nouveau. Au début, il se contenait durant les scènes de ménage, claquait la porte de l’appartement et, à son retour, la trouvait calmée, les yeux rougis par les larmes, un brin penaude. Et puis, un jour, alors qu’ils se disputaient au sujet d’un voisin qui lui tournait autour, la baffe était partie spontanément. Elle s’était reculée, en portant les mains à ses joues, et l’avait regardé, effarée, avant de pousser des hurlements auxquels il avait essayé de mettre fin en s’approchant d’elle pour la calmer. Mais elle avait crié de plus belle : « ne me touche pas ! », si bien qu'il avait vu rouge à l’idée que lui, le voisin, puisse porter les mains sur elle.

—  J’ai besoin d’un médecin. Donnez-moi mes médicaments.

— Répondez d’abord à ma question. Ces disputes étaient-elles violentes ?

— Non. Elles étaient fréquentes. Elles pourrissaient notre quotidien, jusqu’à ce qu’elle décide de partir.

— Et les disputes avec Lou Garot étaient fréquentes aussi ?

La tête dans les mains, il gémit, implore le lieutenant qui, sachant que tout vient à point, cède à sa supplique.

Les dernières lueurs du jour percent à travers les barreaux, se projettent sur le mur puis s’estompent pour laisser place à la nuit noire. À peine ressent-il l’effet des analgésiques qu'on lui a fait avaler ; peut-être un léger mieux qui lui permettra de tenir jusqu’au lendemain... Il rêve d’un matelas, celui de la taule qui lui reposera l’échine, de whisky, de l’odeur de malte et de tourbe, de l’absorption âpre et acide du précieux liquide qui réveille le gosier et engourdit la douleur ; sombrant dans la torpeur, il divague, trinque à la santé de Lou, devant laquelle il lève son verre. Elle rit en penchant la tête qui semble se décrocher de son long cou gracieux. Il s’étonne de ses lèvres ensanglantées et boursouflées s’ouvrant sur un trou béant. Affolé par le visage tuméfié, la bouche grimaçante et édentée, les yeux révulsés de sa belle, il tente de la faire revenir à elle en maintenant sa tête droite mais un hululement le tire de son songe et il reste à attendre le lever du soleil, scrutant l’extrémité du croissant de lune, le regard rivé sur la lucarne condamnée...

 

Note de l'auteur : en France, une femme décède tous les 3 jours et un homme tous les 14,5 jours après des violences conjugales. (chiffres de 2014 délivrés par Ministère de l'Intérieur)