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Kotoka sait qu’il a des histoires à raconter. Pressé de revoir ses amis, il foule le tarmac de l’aéroport CDG avec, aux coins des lèvres, un sourire étincelant. Il le porte, ce sourire, depuis son départ du pays. Il l’a emballé et gardé au chaud dans ses beaux souvenirs, les bras de Mana autour de sa taille, leurs souffles haletants comme dans une descente de parachutiste. Mana l’offrande, la communion de deux corps au creux charnu de la nuit et celui lippu du jour, un huis-clos épanoui. Une limonade, un eliha [1] un adidoyo [2] au goût de miel. Depuis sa rencontre avec la chaude nymphe, il se dit qu’il a fait le plein pour encore dix ou quinze ans. Trente jours de vacances au pays, ce n’est pas rien. Il ne devrait plus ouvrir cette page mais il était libre de le faire à sa guise. Alors il fait un saut dans le passé, un dernier caprice de la mémoire, un instant, le temps de marcher du débarquement à sa sortie de l’aéroport. Il n’écoute plus le bruit des roulettes de son sac, il repart chez lui où famille et amis sont venus l’accueillir à l’aéroport LFW.

Kotoka embrasse le pays de son souffle, la terre de toutes ses prières, malgré tout, respire à pleins poumons le parfum de maïs cuit qu’exhalent les marmites chauffées au charbon de bois, gagne-pain de quelques bonnes femmes, le long des routes de l’avenue Z. Il apprécie cette senteur rehaussée par une pluie qui en neutralise l’évaporation et l'emprisonne. Il ressent plus que jamais la chaleur oubliée sous des flocons de neige dessinant un bonhomme de neige au nez de Pinocchio. Il retrouve la monotone langueur des feuilles qui, sans bruissement, édentent les arbres, l’éclosion des fleurs de myrte avec leurs pétales fins qu’on offre sans hésiter à la Fleur de son cœur. Cela fait dix ans qu’il est parti, dix anniversaires jamais fêtés, dix ans qu’il vit en Occident loin des chaudes poignées de mains ponctuées par un claquement sonore que se donnent les amis à chaque rencontre, loin des visites inopportunes qui font partie des habitudes ici. Bonnes ou mauvaises habitudes, tout cela lui a fort manqué là-bas où, quelquefois, ses rêves de liberté virent aux cauchemars. Dix ans qu’il a du mal à s’intégrer et se sent comme une cloche.

Il sait qu’ici, chez lui, il est attendu, qu’on a de l’estime pour lui, que la police ne lui demandera pas, en plein jour, ses pièces d’identité à chaque coin de rue, qu’il ne sera pas mis nu, comme le veut la procédure là-bas en cas de… Enfin, il est de retour chez lui, dans le respect des frontières dessinées par les hommes. Il est de retour dans son chez-lui, terre d’hospitalité, comme le disent certains, sans une pointe d’humour.

Il peut passer trente jours sans plonge, son travail depuis dix ans. Sans se faire appeler : « Scaphandrier ! » ni entendre ces mots : « Plus vite que ça !  Les assiettes, c’est pour aujourd’hui ou demain ? »

Le bruit des assiettes dans l’eau. Ses mains qui s’y plongent comme pour écumer les richesses des fonds marins tels les occupants du Calypso [3] mais finissent leur route dans une assiette nettoyée puis rangée pour un salaire qui peine à payer loyer, électricité et eau.

Devant lui, trente doucereux jours de vacances sur les belles plages au sable fin et blond de la capitale, à draguer une passante dans la rue, à se faire plaisir, à flâner comme un papillon ou un touriste en quête d’exotisme, promettant de gros pourboires à qui lui ferait voir des filles aux seins nus buvant leur lait de noix de coco sur une plage, fille qu’on ne retrouve plus que sur les cartes postales. Kotoka a dans ses poches les euros qu’il faut pour être un roi, un prince d’Arabie pour trente jours. Dix ans qu’il est plus chaste qu’un bon moine, qu’il a stocké des tonnes et des tonnes d’eau dans ses gonades, que ses nerfs n’ont plus tutoyé la douce stimulation d’une femme.

Il voit que les maisons ont gardé leur peinture de l’époque où il était encore cloué ici, le cœur truffé d’angoisse due au chômage. Des routes sans caniveaux enveloppées d’eau croupie, des maisons en ruines qui décomptent instant après instant l’avènement de leur écroulement ; quelques récentes constructions, apanages des happy few. Pas de quoi faire perdre le nord à un digne fils du pays, mis à part certains amis morts de paludisme faute de quelques billets de CFA ou bien ceux devenus ivrognes et souvent méconnaissables, son mouchoir blanc au sortir d’un petit nettoyage facial lui fait penser que le taux de poussière dans l’air est en hausse.

Kotoka se souvient des commissions de ceux qui sont restés là-bas, ses frères de lutte au quotidien. Des colis à remettre à leurs parents et amis. Kodzo envoie un téléphone cellulaire à sa mère, Lucien quelques euros pour la famille et Aklesso, un ordinateur portable pour son frère. Puis, il fait sa dernière commission. Celle de Mazama, son camarade de chambre : Kotoka, mange de l’africa-tennis [4] en pensant à moi, lui avait-il dit, sous les rires moqueurs de Kodzo, Aklesso et Lucien, au départ de l’aéroport Charles de Gaulle.

Le beignet lui paraît un peu trop frit, mais, que ne pouvait-il pas manger bien volontiers pour rendre service à un ami, surtout à Mazama, son copain de chambre. Kotoka donne à la petite vendeuse à la criée une pièce de cent francs.

— Garde la monnaie, dit-il avec joie et fierté à la jeune fille.

Elle vient de prendre le premier pourboire de Kotoka depuis son retour chez lui. Lui s’en donne à cœur joie. Trente jours à dépenser ! Trente jours avant péremption ! Trente jours où le temps devient une aubaine saisie comme le dernier mois de vadrouille avant la prison, avant l’échafaud.

Kotoka écume les boîtes de nuit à coups de bouchons de champagne sautés, fait le tour des bars populaires où, avec les copains, ils chantent des chansons vulgaires, boivent de la bonne bière locale et mangent du hanchia, du porc grillé.

Dékon, fille sacrée de Sodome et de Gomorrhe, avec son petit couloir de chair tendre, semé de nymphes qui vendent du plaisir et aussi quelques milligrammes du mal du siècle, prêtes à éplucher toutes les bananes de vos désirs, une fois la casquette garnie ; tout ce coin de paradis lui ouvre les bras pour des emplettes. 

Kotoka s’éloigne de l’aéroport CDG, dans un wagon du métro. Il appelle sur son téléphone Mana pour lui dire qu’il est arrivé à bon port et là il savoure le rire de Mana, une goutte de miel qui vous tombe sur la langue dans votre sommeil. Il voudrait bien retourner au pays pour lutiner sa belle flûte de femme, mais, il se rend vite compte de sa méforme financière après ces trente jours au soleil à vivre d’amour, de bière et d’eau fraîche ; et il se ravise, se lève en automate et sort à la station Le Jourdain.

Cette nuit, Kotoka quitte Montechino, il ne sait pourquoi. Seulement, il règle son addition et file quelques billets en douce à ses amis pour finir la soirée. Au volant de sa BMW, louée pour ces trente jours, les phares, à un détour, éclairent une fille qui le fait freiner aussitôt. Kotoka baisse les vitres latérales, la fille comprend le geste, s’approche. Elle paraît difficile. Kotoka réussit à la déposer chez elle. Mana, c’est un rêve éveillé, la caresse d’un vent nu qui naît de la nuque et vous sort par les pieds. Elle est nue, ou presque, belle et sensuelle comme Vénus. Douce, expérimentée, une grande fille avec des fesses citrouilles, des seins tendus, une horloge qui sonne midi pile. Une procession de deux êtres en tenue d’Adam, dans une chambre d’hôtel, sur les plages au sable fin avec la douce orchestration des palmiers, témoins comblés par le tableau. Mana, sur des photos dans toutes les positions, pour tourner la tête à ses moments de solitude, là-bas, quand il repartira.

Quand Mazama crie son nom lorsque Kotoka arrive dans leur moins que modeste appartement, ils se sautent dans les bras, se regardent un instant, pouffent de rire.

— Nom de Dieu ! Le sacré veinard, va ! Trente jours ! Hein, tu ne te rends pas compte de la chance que tu as, quand il y a tant de nos frères qui n’ont pas les moyens de…

— Je suis là.

— Tu connais la tradition ! On ne blague pas avec ça.

— Je sais ! Quand, on revient du pays, il faut payer à boire à ses amis !

— Bien dit !

— Vous ne changerez donc jamais ! Ces gens qui viennent chez nous avec leur façon… comme dirait quelqu’un.

— Ce n’est pas demain la veille. Il y a des choses qui lient chacun à ses origines.

Ils sont tous présents autour d’une même table, chose rare, ici où le temps est de l’argent. Ce n’est ni l’heure du déjeuner ni celle du petit-déjeuner ; non plus celle du dîner. La table garnie de la chaleur tropicale ramenée du pays: sodabi [5]deha [6] pour apéro, ekpedigawou [7], africa-tennis, yeke-yeke [8], koliko [9], quelques morceaux d’igname frits. De la viande.

Ils ont leurs racines dans les assiettes et les verres. Ils se régalent. Tous le regardent en attendant avec impatience le film de ses trente jours au soleil, sous les cocotiers. Trente jours, ce n’est pas rien. Ils ne peuvent plus retenir leur vorace curiosité.

— Hein ! s’exclame Mazama, tu attends quoi pour te jeter à l’eau ? Raconte !

— La bouche qui mange ne parle pas, dit le proverbe, affirme Kotoka.

— On sait. On mange du pays mais on n’en est pas très loin, ajoute Lucien. Ici, ce n’est pas la même chose.

— Arrête, se plaint Aklesso. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. Ici, on fait du bruit à table. Je trouve cela bien, puisqu’après on est tout seul…

Kotoka lui arrache la parole, surfe sur la vague des mots, débite tout sur ses passages à Dékon, cite les noms de vieux amis, parle aussi de ceux-là décédés. Dans les yeux de ses amis, tristesse, joie, rire et nostalgie du pays font une procession. Kotoka est tout fier de leur donner ce bain d’air du pays. Tous partent avec Kotoka, guide inspiré, à la rencontre avec ces paysages tropicaux, ces corps de femmes brunes bien dessinés par la nature, ces mères qui portent toujours leurs enfants sur le dos. Le long voile de gestes des mains que fait Kotoka devient leur boussole. Il insiste sur une rencontre. Une fille sensuelle bien enrobée de rondeurs pétillantes.

Kotoka présente l’histoire des coupes ventrales, faciales, sagittales. Et la fille devient le miel raffiné du séjour, l’amour de quelques semaines, l’escapade répétée d’un type revenu chez lui pour se ressourcer. Il a eu droit aux fantasmes recherchés par les touristes vicieux, en manque d’exotisme : elle lui a offert en plus de ce qu’il ne peut pas leur dire, le tableau de cette photo de carte postale, fille aux seins nus sur une plage, avec des seins pointus comme des sagaies, buvant du lait de coco, laissant ce lait couler le long de son joli corps.

Ils étaient tous suspendus aux lèvres de Kotoka, comme de petits enfants à une sucette. De précisions en précisions, Kotoka écaille son affaire. Il narre sa Mana avec délices. D’abord, le portrait ; puis, le quartier.

Mazama commence à transpirer au fil des minutes. Ses yeux arborent une petite rougeur.

— Elle habite où ta copine ? demande Mazama.

— Patience, lui dit Kotoka.

Il leur indique avec détails le domicile de la fille.

— Son nom, insiste Mazama.

— Mana, une manne tombée du ciel !

Kotoka leur montre sa photo quand Mazama tape du poing sur la table avec une telle fureur et se lève. Kotoka ne comprend pas ce que trame Mazama, qui compose un numéro.

— Oui, bonjour, mon chéri.

— Bonjour ! Alors, comment tu te portes ?

— Bien ! Kotoka, tu me manques beaucoup !

— Tu n’as même pas demandé le nom de celui à qui tu parles. Kotoka est à côté de moi. Moi, c’est Mazama et tu peux m’oublier.

— Non Maz ! Laisse-moi t’expliquer.

— J’ai tout compris.

Autour de la table, un grand silence. Kotoka muet comme une carpe, désolé, ravale sa bonne mine. Quelle vie ! Parmi toutes les jeunes filles vendeuses ambulantes d’africa-tennis, le sort a voulu qu’il tombe justement sur celle qu’il ne fallait pas ! Ô désastre !...

[1] Boisson faite à base de maïs.

[2] Boisson préparée à base de plantes et de fruits. 

[3] Bateau de l’océanographe français  Jacques-Yves Cousteau.

[4] Un beignet à base de farine de blé.

[5] Alcool, extrait  du palmier à huile.

[6] Boisson sucrée extraite de la sève du palmier à huile. Cette boisson donnera après transformation l’alcool.

[7] Galette faite à base d’haricot moulu, préparé sur des plaques de pierre chauffé.

[8] Galette faite à base de manioc épluché et écrasé.

[9] Igname frit.