Dossier Jeannie Croset - Juin 2019 Ecrit par Jeannie Croset

Catégorie: Interviews  /  Créé(e): 25.06.19 20:40:38

Questions du comité de lecture

Le poème intitulé « Valses en pas de trois » met en scène, par la mise en page, un dialogue à deux voix. Qui est la troisième voix ?

- Elle n'existe pas vraiment mais, dans les silences de la page, pourrait être celle du lecteur invité. J'apprécie la poésie qui - par ses formes, par son langage imagé et par les liens guère trop évidents entre ses différents fragments - se présente comme une pièce aérée où se rencontrent les voix écrites et celles que chaque hôte glisse entre les lignes. Apporter ses associations d'idées, un bout d'histoire peut-être : cela rejoint un aspect de l'écriture auquel je suis particulièrement sensible, celui de la rencontre et du texte par chacun recomposé. Celui du jeu, également. Dans un dialogue enfin, je crois qu'il y a toujours la troisième instance qui est tout ce qui nous échappe, entre ce que nous croyons dire, ce que reçoit autrui et ce qui va rester des interventions de l'un et l'autre entremêlées.

Ces poèmes évoquent l’image d’une femme assise à la fenêtre d’un château, à coudre, à jouer de la musique et à invoquer la terre mère, qui est cette héroïne mystérieuse et qu’attend-elle ?

- À dire vrai, je n'avais pas envisagé spécifiquement l'histoire d'une femme dans un château – voilà donc un récit qui a germé parmi d'autres et j'en suis touchée. Ces « valses » étaient, au moment de l'écriture, un échange de sensations à l'état brut et fragmentaire, inspirées du haïku, entre deux voix qui se seraient connues. Les héroïnes seraient plusieurs : artistes – par le dessin et la musique ; vieille femme froissée d'une part, aveugle à l'œil-éclipse d'autre part. Entre elles j'imagine un amour qui a pu être et, avec ces souvenirs, plusieurs avatars de l'absence, de la déliquescence ou de la fragilité. Les différentes images de la Mère-Terre sont du reste, en effet, ce qui les relie encore. Je la vois apportant aussi l'idée de cycle et la possibilité de, malgré tout, aimer recommencer de vivre.

Que souhaitez-vous transmettre à travers la poésie ?

- Elle m'apparaît comme autre façon de peindre, lieu propice au maniement d'images et au cisèlement d'une composition via les rythmes, dispositions et couleurs des mots. Voire à travers la forme du mot au sens propre – son dessin. Autant qu'avec un tableau, quand je m'essaie à l'écriture poétique, j'accorde une attention soutenue à l'espoir d'une forme qui soit belle. D'une beauté toutefois qui puisse comporter sa part de bizarre et troubler, halluciner, heurter. En poésie, il me semble que le sens vient en même temps que le goût pour la forme – voire après ; il découle d'elle, de son esthétique, sans que l'une et l'autre soient séparés. J'aime qu'un poème arrête un œil et qu'on puisse le fouiller, le regarder tantôt de près tantôt en prenant du recul pour, à chaque fois, y découvrir de nouveaux détails. « Ut pictura poesis » ~

Votre poésie montre une recherche d’un langage qui va au-delà du langage ordinaire et prosaïque, décrivez-nous votre démarche ?

- Je suis sensible à une pensée de Colette voulant que le travail du langage soit de bricoler du neuf « avec les mots de tout le monde ». Elle parle d'utiliser ceux-ci « comme personne » – ce que je partage moins dans la mesure où l'idée d'affirmer avoir un langage absolument original me laisse sceptique. Tant a déjà été dit et si bien... Toutefois la démarche consistant à s'essayer avec des matériaux du quotidien, sans convoquer outre mesure la forme rarissime, est celle qui souvent me séduit : surprendre avec l'habituel, creuser ses cent visages et son potentiel esthétique. Je suis persuadée d'une puissance évocatrice de l'ordinaire et tente d'y puiser par des images souvent en paradoxes, par des échos et des bousculements de phrases – avec un goût notamment pour des tournures anciennes, sûrement par déformation professionnelle.

Quelles sont vos sources d’inspirations ?

Elles sont multiples et éparses. L'ancien et le moyen français me fascinent, par exemple sous la plume de François Villon, de Christine de Pizan ou de Rabelais. S'y brode un goût pour le gothique ainsi que pour le courant baroque – avec sa cohorte de trompes-l’œil, de figures en clair-obscur, de paradoxes, à laquelle s'ajoute la fascination pour le mouvement perpétuel des choses. J'aime l'idée baroque d'un réel en métamorphose constante, dont il s'agit de pointer tantôt la vanité, tantôt la splendeur d'intarissables entremêlements allant parfois jusqu'au très surprenant – au monstrueux. Sans pouvoir tout citer, je raffole enfin de l'inventivité incantatoire de Guillaume Apollinaire et de la grande sensualité du « Cantique des Cantiques ».

Quelle(s) musique(s) accompagnerai(en)t le mieux vo(tre)s texte(s)?

« Orawa » de Wojciech Kilar, avec son rythme entêtant mais qui emporte, sautille et gambade. Ça cascade de couleurs et de lumière.
Danse Espagnole N°1 de « La Vie brève », de Manuel de Falla, pour les percussions du sud et le soleil cuivré. Une force sauvage y roule aussi.
« La Quête » de Jacques Brel, dans « L'Homme de la Mancha » - héros baroque s'il en est. Il signe les quêtes menées sans mesure, pour le meilleur et le pire.
« Ne Orji, ne sejaj » par le groupe Percival ; cortège aux accents médiévaux et mystiques qui m'inspirent souvent.
« Enfer » de Zbigniew Preisner dans le film « La Double vie de Véronqiue » – suit la barque des errants le long des vers de Dante.

Les questions de la Revue des Citoyens des Lettres et celles chipées à Proust et Pivot

Quelle est votre occupation préférée ?

- Peindre, en vers ou sur la toile, selon l'humeur.

Quelle est la qualité que vous préférez chez une femme ?

- La curiosité.

Quel est le métier que vous n'auriez pas aimé faire et pourquoi ?

- Politicienne. Il faut avoir la santé et les nerfs solides pour affronter le tourbillon médiatique, les querelles, les permanentes contradictions – de plus ou moins mauvaise foi. Mais surtout, pour rester droit avec soi-même et cohérent devant le monde quelles que soient les tournures des vents.

Pourquoi écrivez-vous ?

- J'écris pour tellement de raisons ! Pour inventer des mondes – ou plutôt les regarder se faire, se métamorphoser ou s'effilocher. Pour passer le seuil d'une porte de secours, pour descendre dans un souterrain dont j'ai besoin. Pour rencontrer et côtoyer des personnages qui me posent des questions autant que je leur en pose, m'aident, m'éveillent, parfois me fichent des claques. Écrire est une entrée vers une réalité démultipliée... pour apprendre à mieux saisir, questionner et appréhender celle dans laquelle on se trouve. Écrire pour réfléchir, contempler. Pour rire ou grincer quelquefois. Écrire pour tout et rien, pour l'évasion, pour voir s'entre-créer beauté et laideur, pour entendre crier, refaire et défaire le monde, pour l'apaisement.

Quel est le mot que vous détestez ?

- Utile ~