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Dans sa chambre d’enfant, Taddeo passait des heures à regarder le clocher qui saillait d’une trouée d’arbres par sa fenêtre, légèrement décalé vers la droite par rapport au centre des croisillons. Il croyait que ce clocher avait été placé exactement à cet endroit, uniquement pour lui, tout exprès pour que l’attente jusqu’à ce que son frère et sa sœur se réveillent soit agréable et divertissante.

Il ne se lassait pas, matin après matin, de détailler les changements subtils de couleurs dans les tuiles, les mouvements légers ou brusques de la girouette, les ombres créant les volumes sur les facettes de la pointe.

Dans sa chambre d’adulte, loin dans le temps, mais pas si loin dans l’espace, il n’y a pas de clocher. Pas d’attente non plus. Sa femme Véra et ses enfants Floris et Amalia occupent toute son attention. Même s’il est toujours le premier levé, il n’y a plus à paresser en guettant le réveil de la maisonnée. Tant de choses à faire pour que tout soit toujours prêt. Si peu de temps pour penser. Pour pleurer non plus. Son père est décédé il y a quelques semaines. Sa mère aura bientôt une chambre en EMS. Tout à l’heure, il va vider sa chambre d’enfant.

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Le clocher est toujours là. Plus petit toutefois, dans son regard d’adulte qui ne l’a plus détaillé depuis des décennies. Les volumes ombrés et les teintes orangées ont moins de vivacité que dans son souvenir. Pourtant, oui, il est toujours là exprès pour lui, exactement, uniquement pour lui. Une sculpture posée sur le rebord de sa fenêtre, posée sur le ciel de l’autre côté de ce monde, reposée comme un souvenir d’enfance qui revient d’un coup dans son émerveillement premier.

Des retrouvailles spatio-temporelles. Taddeo pose différemment son regard sur le monde. Tout est une sculpture exactement posée où elle doit l’être, uniquement pour lui. Ses yeux deviennent insatiables et son esprit déraisonnable de multiples interprétations et surinterprétations.

Le grand arbre dans le jardin qu’il traverse pour aller au travail. Fractale de branchages.
L’arrangement de déchets en équilibre précaire, débordant de la poubelle au coin de la rue.
Cette chips entortillée sur elle-même.
Le ventre arrondi de sa femme attendant leur troisième enfant.

Les galets sur les plages bretonnes qui remontent la marée de ses souvenirs de vacances d’enfance.

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Taddeo est agité, dans une hyperactivité inhabituelle, dont il ne sait que faire. Durant de nombreux jours, le sommeil lui vient difficilement. Une nuit, à force de se tourner, retourner et détourner entre les draps, Véra finit par le pousser hors du lit dans un grognement. Il s’assoit en pyjama à son bureau, joue de ses doigts avec les objets qui traînent dessus. Sans d’abord y prêter attention, il saisit une gomme et commence à la malaxer, la faire glisser sur la surface du bois, du papier du journal de la veille, de la couverture en cuir de son carnet de notes. Il s’empare d’une paire de ciseaux dont il écarte en grand les deux lames et écorche la gomme d’une pointe, coupe une miette. Et petite miette après petite miette, il taille, retaille et détaille. Il taille le clocher. Avec toutes ses facettes et toutes ses tuiles.
Plus grand. Il lui faut agir plus grand. Furetant à pas de loup au milieu de la nuit dans toute la maison, il trouve son bonheur : les boîtes de pâte à modeler de son fils. Taddeo ouvre toutes les boîtes, tâte, caresse, boudine, amoncelle, découpe, tronçonne, boulette, assemble. Il ne sait pas ce qu’il fait, mais il fait. Et ça grandit, ça grossit sous ses doigts collants et colorés.

À court de pâte, il s’arrête, s’assoit lentement et observe son ouvrage. Du même regard que le clocher de son enfance.

Le lendemain, Véra découvre Taddeo bouche ouverte, avachi dans le canapé. Elle le secoue de ses ronflottements. Il entrouvre les yeux et prend note du regard sceptique de sa femme devant son ouvrage de la nuit. Elle tourne autour, les yeux plissés, levant de temps en temps un sourcil en direction de Taddeo.
«  Je n’arrivais pas à dormir. »
« Oui, je vois ça. »
Finalement, elle part, le déjeuner à préparer pour les enfants en tête. D’ailleurs, ils sont là, eux aussi, encore hébétés de sommeil, devant l’ouvrage de leur père.
« Mais t’as fini toutes mes boîtes de pâte à modeler, Papa ! » se fâche Floris, pendant que la plus petite s’approche, étudie la construction… puis commence à la défaire pièce après pièce.
« C’est joli, ta ville, Papa ! »
« Ma ville ? »

« Oui, regarde : là, c’est chez nous, là, il y a la grande école, là, chez Mamino. Mais c’est sur une autre planète ! »

Dans les jours qui suivent, Taddeo est frénétique. Toute matière arrivant entre ses mains est prétexte à modelage, expérimentation de formes et de constructions. Le linge de bain dont il arrange savamment les plis, les pinces à linge avec lesquelles il construit des réseaux de structures en équilibre sur les fils de la chambre à lessive, l’air de rien, accrochant les habits de telle manière qu’ils cachent ses bricolages… Il est infatigable, assailli d’idées et de visions. Pendant qu’il est à son travail, pendant qu’il s’occupe des enfants, fait les courses, se brosse les dents, surtout pendant qu’il se brosse les dents.

Surveillant les jeux d’Amalia au parc, il est pris une après-midi de l’irrésistible envie d’aller toucher le sable humide dans lequel elle dresse des tours qu’elle détruit aussitôt. Il l’imite. Ressent une très lointaine mais lumineuse joie enfantine d’avoir le pouvoir de faire n’importe quoi d’un gros tas de minuscules granulés rocheux. Ensuite, il décide de faire pleuvoir du sable sur les feuilles mortes à côté du bac à sable. Amalia, elle, jette des poignées de sable sur les feuilles, puis sur son père, qui fait mine de s’échapper. La course-poursuite se transforme en danse effrénée autour du bac à sable, en fou rire incontrôlé de se secouer l’un l’autre le sable des cheveux et de balancer des envolées de feuilles mortes avec les pieds. C’est la mère d’un autre enfant qui vient mettre le holà à la scène au prétexte que cela incite trop au chahut son fils. Taddeo se rassoit guilleret de petit bonheur simple sur son banc de parent, promettant à Amalia qu’ils feront de nouveau une danse de sable et de feuilles mortes un autre jour.

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Quelque temps plus tard, Taddeo rend visite à sa mère à l’EMS. Ils font un tour au parc de l’établissement ensemble. Beaucoup de solitude ici. Ils trouvent une table libre à la terrasse de la cafétéria. D’autres personnes âgées discutent entre elles ou avec des proches aux tables avoisinantes. Beaucoup trop de misère humaine ici. Des oiseaux piaillent par-dessus dans les arbres du parc. Un immense magnolia déploie dans le ciel les flammes blanches des fleurs encore à éclore. Des parterres de jonquilles embaument de miel et de citronnelle. La cloche de l’église toute proche sonne onze heures. À quelques secondes de décalage, une cloche plus lointaine prend le relai. Taddeo tend son oreille droite dans la direction de la première cloche, puis son oreille gauche dans la direction opposée lorsque la seconde résonne.

« Avec ton père, nous avons été trop sévères avec vous trois : ton frère, ta sœur et toi. Surtout avec toi. Mais nous pensions faire le mieux pour vous. »

L’espace-temps se déforme dans la perception de Taddeo. Il se souvient de la cloche de son enfance qui sonnait chaque quart d’heure, scandait l’attente matinale. L’espace prend forme, soudain. Des lignes infinies se tracent devant lui. Des volumes se remplissent. Le temps prend forme, aussi. Des liens entre le passé et le présent se trament. Intimement dans le cœur et tangiblement dans le corps de Taddeo.

Les piaillements des oiseaux courbant de nouvelles lignes.
Les nuages odorants des jonquilles qui moutonnent en traces colorées dans l’air.
Les feuillages agités par les souffles de brise printanière qui font frissonner de nouvelles parcelles d’espace. Les ondes se propageant jusqu’à la peau de Taddeo en tièdes caresses.
Les cuillères posées dans un sursaut sur les tables métalliques.
Les tasses qui entrechoquent leur soucoupe dans un bruit plus ou moins aigu selon le niveau de liquide qui reste à boire.
Des nuances de regret dans la voix de sa mère qu’il n’avait jamais remarquées jusqu’alors et dont il perçoit l’infinie tristesse.

« Avec ton père, nous avons été trop sévères avec vous trois : ton frère, ta sœur et toi. Surtout avec toi. Mais nous pensions faire le mieux pour vous. »

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De retour chez lui, encore seul avant le retour de la famille, Taddeo ferme trois fois la porte de l’appartement. Pour être sûr qu’il a perçu toutes les nuances de grincements, de cliquetis de clé et d’effleurements de matières. Il ouvre et ferme des placards, prête attention aux odeurs qui en émanent, secoue les jouets des enfants. Il pianote, gratte, toque, feuillette, déchire, fait résonner. Il jette les balles de jonglage de son fils à diverses distances pour construire l’espace intérieur de chaque pièce dans toutes les directions. Prendre la mesure, une autre mesure, personnelle, en quelque sorte. Quand Véra et les enfants rentrent, il y a plus de bazar dans la maison que lors de la dernière fête d’anniversaire de Floris, et c’est peu dire.

« Je cherchais les clés de la voiture de Mamino… », dit-il pour calmer la lueur d’inquiétude dans les yeux de sa femme, dont il est touché de la sollicitude.

Le clapotis effréné des doigts de ses collègues qui courent sur les claviers, emplissant d’échos presque aquatiques le volume de la salle.
Toutes sortes de tambours de chaussures et d’allures colorant la rue. Des talons qui claquent, claquettent, cliquettent. Des flips-flops qui flappent. Des baskets discrètes.
Le gargouillis des pâtes en train de cuire qui bulle dans la casserole.
Des paroles à la volée en marchant dans la rue, des rires cascadant des bouches des enfants, des bribes de musiques échappées des bars sur le chemin… Beaucoup trop d’énergie partout.

Le bruit effacé du trafic routier qui filtrait de la fenêtre lorsqu’il allait dormir chez son copain Mathieu et qui le calmait de leurs batailles d’oreiller avant de s’endormir.

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Il recommence ses sculptures de tout et de rien et s’emploie à faire correspondre les sonorités des matières, les vibrations de leur toucher sur sa peau, avec la forme qu’il leur donne. Au travail, alors qu’il écoute distraitement le ronronnement de la déchiqueteuse à papier qu’il vient de remplir d’une liasse, il s’intéresse soudain aux minuscules bandelettes de papier qui sortent de la machine. Il en récupère un paquet qu’il ramène discrètement à son bureau. Sur une feuille de papier coloré pour faire ressortir le blanc principal des bandelettes, il en dissémine quelques-unes et observe les motifs créés, s’amuse à secouer légèrement la feuille pour en créer de nouveaux, voit apparaître des animaux, des visages, comme dans les nuages, qu’il redessine au feutre.
« Eh bien, au moins, il y en a ici qui ne s’ennuient pas, dis voir ! »

Taddeo sursaute et se retourne vers sa collègue Sandra, pliée de rire. Il lui sourit d’un faux air penaud, dans la connivence qu’ils partagent autour de leur propension commune aux instants de rêverie. La veille, c’est Taddeo qui avait surpris Sandra en train de tailler indéfiniment un crayon à papier, le regard perdu de l’autre côté de la baie vitrée. La tendresse de leur complicité amicale plus que professionnelle lui réchauffe le cœur.

Les odeurs l’assaillent de plus en plus lorsqu’il prend ses créations éphémères dans ses paumes. Celles des boîtes de pâte à modeler. Celles des papiers : le journal, les dépliants glacés de publicité, des livres avec lesquels il s’amuse à faire l’éventail en passant son pouce sur la tranche pour mieux exhaler la senteur.

À table, les sollicitations olfactives par-dessus ses papilles lui donnent le tournis. Il sent dans la tomme fleurette l’odeur de la vache, l’odeur de l’herbe qu’elle a mastiquée, l’odeur du veau à qui le lait a été volé, l’odeur de la cave dans lequel le fromage a été affiné. Le vin blanc décuple les saveurs dans son palais. La croûte du pain résonne dans sa tête et il n’entend plus les babillages de ses enfants le temps d’une bouchée. Il s’éprend des épices. Il en parfume et en colore tous les plats, au point que Véra lui demande un soir si une main trop généreuse avec des épices a la même signification qu’avec du sel.

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Et puis les sensations se mélangent. Le monde devient multidimensionnel, l’univers multivers, tout élément est à la fois relié et flottant. D’ailleurs, Taddeo se sent lui-même relié à tout ce qui l’entoure et flottant dans une sorte de magma impalpable qui lui traverse le corps, mais aussi qui prolonge son corps dans l’espace autour de lui. Chacune de ses cellules est réveillée, activée par ce magma imperceptible et pourtant puissamment présent.

Les doigts dans les hautes graminées dès qu’il en croise sur son chemin. Le chatouillement rugueux qui reste sur sa peau même après avoir retiré sa main. Le fin bruissement qu’il crée de son propre mouvement dans les tiges végétales et qui a le goût du chocolat pétillant.
Les lianes de lierre et les branchages d’arbre qui tombent à portée de sa main, qu’il fait frémir de joie. Jubilation de chef d’orchestre improvisé.
Le coussin moelleux dans lequel il enfonce son visage, coussin doré et doux comme son regretté chat Léon. Odeur animale, rouge foncé, sauvage.
Le même moelleux et le même rouge de la doudoune qu’il avait tellement aimé recevoir pour ses douze ans qu’il avait dormi avec, mais qui avait été l’objet des moqueries de toute sa classe le lendemain sans qu’il comprenne pourquoi ce rouge ne convenait pas. Peut-être ne voyait-il pas la même chose que les autres.
Le rire à chaque fois qu’il voit une scène reflétée sur une vitre, une carrosserie de voiture, une lampe en métal. Les déformations des espaces et des visages sur ses surfaces concaves ou convexes, qui interrogent la réalité des perspectives de tout ce qu’il voit.
La timbale brillante d’argent qu’il voulait attraper sur l’étagère en se juchant sur sa chaise haute de bébé et l’instant où il s’est figé quand sa mère a crié de peur qu’il ne tombe.
L’odeur jaune safran de l’herbe coupée quand il traverse le parc pour aller au travail.

Les meules de foin qu’ils escaladaient avec son frère et sa sœur en prenant élan sur la marche creusée par leurs petites mains au centre de la tranche, là où le rouleau commence.

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Taddeo est fatigué. Envahi.

 

 


Taddeo n’a plus de poids, plus de masse, il est libre de la gravité terrestre. Au milieu des airs, dans la grandeur de l’espace ouvert des ciels, il est libre. Absolument, purement, libre. Taddeo n’a que le souffle de la vitesse sur ses joues et sa sonorité entre brouhaha et froufrou qui défile aux oreilles. Rien d’autre. Rien ni personne d’autre. Rien que l’exaltation de la légèreté. Rien que l’émerveillement de changer de direction d’un infime mouvement de côté, sans aucun repère spatial, sans avoir besoin d’aucun repère. L’immensité de l’espace autour de lui n’est pas un vide effrayant, mais un terrain de jeu éperdu de possibles, un volume limpide dans lequel se projeter plus loin que le futur, un calme de regard. Il a l’impression de voir, de toucher, d’écouter la texture du monde tout nu.

Rien ni personne que cette unique sensation qui embrase chacune de ses cellules, que cette sensationnelle émotion qui embrasse son cœur. Il est une usine atomique d’émotion et l’énergie générée se déploie dans l’espace sans limites autour de lui. L’émotion simple de la joie, d’une pureté qu’il n’avait jamais ressentie de toute sa vie. L’émotion n’est plus un envahissement, mais un comblement, plus un handicap, mais une sublimation.

Il a trouvé le lieu qui est tous les refuges.

Taddeo poursuit son ombre projetée sur les montagnes, si petite, si rapide, si agile. Il voit le monde à ses pieds, tout différent, toute proportion et perspective redressées. Il se voit minusculissime dans l’infini et c’est bon, c’est délicieux d’être si petit et si beau dans des forces et des fragilités extrêmes tendues comme les fibres musculaires du monde.

Il s’approche des arbres, des parois rocheuses. Il prend le risque de tâter le danger pour découvrir qu’il y trouve les thermiques. Il s’élève encore plus. Les haut-le-cœur des spirales aériennes accroissent sa concentration. C’est l’élan de l’envol encore plus haut.

Il a trouvé l’élan de se sentir vivant.

Devant lui se place soudain un oiseau. Un grand aigle. Il plane, les rémiges, comme de longs doigts à la pointe des ailes, bien découpés sur le fond bleu, la tête caramel des reflets de soleil. Un grand aigle montre le chemin à Taddeo. Un guide qui n’attend pas. Qui n’attend aucun merci non plus. La tranquillité de celui qui sait parfaitement ce qu’il fait. Et qui a l’humilité de montrer aux autres comment faire sans en avoir l’air. Ils entrent ensemble dans un thermique. Taddeo file et puis tourbillonne, tourbillonne et se grise d’air et de vie avec son nouvel ami. Ils se dépassent l’un l’autre à tour de rôle, Taddeo surpris à chaque fois que l’aigle reparaisse, encore et encore. Chacun dans sa vitesse, le silence en partage, l’espace en commun. Le grand aigle tourne un instant ses yeux vers Taddeo. Bonjour. Bonjour.

Et puis l’aigle s’en va aussi soudainement qu’il était apparu. Moins d’un frissonnement d’aile et il pique, disparaissant rapidement de la vue de Taddeo. Rencontre bienheureuse, adieu serein. Cadeau de liberté.

Au-dessus de tout, bien au-dessus de l’altitude des humains, Taddeo se souvient alors d’aimer. La distance se creuse et s’abolit à la fois dans sa poitrine. Une pulsion puissante de tendresse. Envie de revenir. Rentrer heureux. Raconter.

 Mais ? Qu’est-ce qui secoue sa manche et gigote à côté de lui ? Une boule d’entrain le tire de sa torpeur bienheureuse.

Amalia.

« Papa ! Papa ! Papa ! Papa ! T’avais dit qu’on irait nourrir les moineaux après la sieste ! »