Il ne se lassait pas, matin après matin, de détailler les changements subtils de couleurs dans les tuiles, les mouvements légers ou brusques de la girouette, les ombres créant les volumes sur les facettes de la pointe.
Dans sa chambre d’adulte, loin dans le temps, mais pas si loin dans l’espace, il n’y a pas de clocher. Pas d’attente non plus. Sa femme Véra et ses enfants Floris et Amalia occupent toute son attention. Même s’il est toujours le premier levé, il n’y a plus à paresser en guettant le réveil de la maisonnée. Tant de choses à faire pour que tout soit toujours prêt. Si peu de temps pour penser. Pour pleurer non plus. Son père est décédé il y a quelques semaines. Sa mère aura bientôt une chambre en EMS. Tout à l’heure, il va vider sa chambre d’enfant.
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Le clocher est toujours là. Plus petit toutefois, dans son regard d’adulte qui ne l’a plus détaillé depuis des décennies. Les volumes ombrés et les teintes orangées ont moins de vivacité que dans son souvenir. Pourtant, oui, il est toujours là exprès pour lui, exactement, uniquement pour lui. Une sculpture posée sur le rebord de sa fenêtre, posée sur le ciel de l’autre côté de ce monde, reposée comme un souvenir d’enfance qui revient d’un coup dans son émerveillement premier.
Des retrouvailles spatio-temporelles. Taddeo pose différemment son regard sur le monde. Tout est une sculpture exactement posée où elle doit l’être, uniquement pour lui. Ses yeux deviennent insatiables et son esprit déraisonnable de multiples interprétations et surinterprétations.
Les galets sur les plages bretonnes qui remontent la marée de ses souvenirs de vacances d’enfance.
À court de pâte, il s’arrête, s’assoit lentement et observe son ouvrage. Du même regard que le clocher de son enfance.
« Oui, regarde : là, c’est chez nous, là, il y a la grande école, là, chez Mamino. Mais c’est sur une autre planète ! »
Dans les jours qui suivent, Taddeo est frénétique. Toute matière arrivant entre ses mains est prétexte à modelage, expérimentation de formes et de constructions. Le linge de bain dont il arrange savamment les plis, les pinces à linge avec lesquelles il construit des réseaux de structures en équilibre sur les fils de la chambre à lessive, l’air de rien, accrochant les habits de telle manière qu’ils cachent ses bricolages… Il est infatigable, assailli d’idées et de visions. Pendant qu’il est à son travail, pendant qu’il s’occupe des enfants, fait les courses, se brosse les dents, surtout pendant qu’il se brosse les dents.
Surveillant les jeux d’Amalia au parc, il est pris une après-midi de l’irrésistible envie d’aller toucher le sable humide dans lequel elle dresse des tours qu’elle détruit aussitôt. Il l’imite. Ressent une très lointaine mais lumineuse joie enfantine d’avoir le pouvoir de faire n’importe quoi d’un gros tas de minuscules granulés rocheux. Ensuite, il décide de faire pleuvoir du sable sur les feuilles mortes à côté du bac à sable. Amalia, elle, jette des poignées de sable sur les feuilles, puis sur son père, qui fait mine de s’échapper. La course-poursuite se transforme en danse effrénée autour du bac à sable, en fou rire incontrôlé de se secouer l’un l’autre le sable des cheveux et de balancer des envolées de feuilles mortes avec les pieds. C’est la mère d’un autre enfant qui vient mettre le holà à la scène au prétexte que cela incite trop au chahut son fils. Taddeo se rassoit guilleret de petit bonheur simple sur son banc de parent, promettant à Amalia qu’ils feront de nouveau une danse de sable et de feuilles mortes un autre jour.
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« Avec ton père, nous avons été trop sévères avec vous trois : ton frère, ta sœur et toi. Surtout avec toi. Mais nous pensions faire le mieux pour vous. »
L’espace-temps se déforme dans la perception de Taddeo. Il se souvient de la cloche de son enfance qui sonnait chaque quart d’heure, scandait l’attente matinale. L’espace prend forme, soudain. Des lignes infinies se tracent devant lui. Des volumes se remplissent. Le temps prend forme, aussi. Des liens entre le passé et le présent se trament. Intimement dans le cœur et tangiblement dans le corps de Taddeo.
« Avec ton père, nous avons été trop sévères avec vous trois : ton frère, ta sœur et toi. Surtout avec toi. Mais nous pensions faire le mieux pour vous. »
« Je cherchais les clés de la voiture de Mamino… », dit-il pour calmer la lueur d’inquiétude dans les yeux de sa femme, dont il est touché de la sollicitude.
Le bruit effacé du trafic routier qui filtrait de la fenêtre lorsqu’il allait dormir chez son copain Mathieu et qui le calmait de leurs batailles d’oreiller avant de s’endormir.
Taddeo sursaute et se retourne vers sa collègue Sandra, pliée de rire. Il lui sourit d’un faux air penaud, dans la connivence qu’ils partagent autour de leur propension commune aux instants de rêverie. La veille, c’est Taddeo qui avait surpris Sandra en train de tailler indéfiniment un crayon à papier, le regard perdu de l’autre côté de la baie vitrée. La tendresse de leur complicité amicale plus que professionnelle lui réchauffe le cœur.
À table, les sollicitations olfactives par-dessus ses papilles lui donnent le tournis. Il sent dans la tomme fleurette l’odeur de la vache, l’odeur de l’herbe qu’elle a mastiquée, l’odeur du veau à qui le lait a été volé, l’odeur de la cave dans lequel le fromage a été affiné. Le vin blanc décuple les saveurs dans son palais. La croûte du pain résonne dans sa tête et il n’entend plus les babillages de ses enfants le temps d’une bouchée. Il s’éprend des épices. Il en parfume et en colore tous les plats, au point que Véra lui demande un soir si une main trop généreuse avec des épices a la même signification qu’avec du sel.
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Et puis les sensations se mélangent. Le monde devient multidimensionnel, l’univers multivers, tout élément est à la fois relié et flottant. D’ailleurs, Taddeo se sent lui-même relié à tout ce qui l’entoure et flottant dans une sorte de magma impalpable qui lui traverse le corps, mais aussi qui prolonge son corps dans l’espace autour de lui. Chacune de ses cellules est réveillée, activée par ce magma imperceptible et pourtant puissamment présent.
Les meules de foin qu’ils escaladaient avec son frère et sa sœur en prenant élan sur la marche creusée par leurs petites mains au centre de la tranche, là où le rouleau commence.
Taddeo est fatigué. Envahi.
Taddeo n’a plus de poids, plus de masse, il est libre de la gravité terrestre. Au milieu des airs, dans la grandeur de l’espace ouvert des ciels, il est libre. Absolument, purement, libre. Taddeo n’a que le souffle de la vitesse sur ses joues et sa sonorité entre brouhaha et froufrou qui défile aux oreilles. Rien d’autre. Rien ni personne d’autre. Rien que l’exaltation de la légèreté. Rien que l’émerveillement de changer de direction d’un infime mouvement de côté, sans aucun repère spatial, sans avoir besoin d’aucun repère. L’immensité de l’espace autour de lui n’est pas un vide effrayant, mais un terrain de jeu éperdu de possibles, un volume limpide dans lequel se projeter plus loin que le futur, un calme de regard. Il a l’impression de voir, de toucher, d’écouter la texture du monde tout nu.
Rien ni personne que cette unique sensation qui embrase chacune de ses cellules, que cette sensationnelle émotion qui embrasse son cœur. Il est une usine atomique d’émotion et l’énergie générée se déploie dans l’espace sans limites autour de lui. L’émotion simple de la joie, d’une pureté qu’il n’avait jamais ressentie de toute sa vie. L’émotion n’est plus un envahissement, mais un comblement, plus un handicap, mais une sublimation.
Il a trouvé le lieu qui est tous les refuges.
Taddeo poursuit son ombre projetée sur les montagnes, si petite, si rapide, si agile. Il voit le monde à ses pieds, tout différent, toute proportion et perspective redressées. Il se voit minusculissime dans l’infini et c’est bon, c’est délicieux d’être si petit et si beau dans des forces et des fragilités extrêmes tendues comme les fibres musculaires du monde.
Il s’approche des arbres, des parois rocheuses. Il prend le risque de tâter le danger pour découvrir qu’il y trouve les thermiques. Il s’élève encore plus. Les haut-le-cœur des spirales aériennes accroissent sa concentration. C’est l’élan de l’envol encore plus haut.
Il a trouvé l’élan de se sentir vivant.
Et puis l’aigle s’en va aussi soudainement qu’il était apparu. Moins d’un frissonnement d’aile et il pique, disparaissant rapidement de la vue de Taddeo. Rencontre bienheureuse, adieu serein. Cadeau de liberté.
Au-dessus de tout, bien au-dessus de l’altitude des humains, Taddeo se souvient alors d’aimer. La distance se creuse et s’abolit à la fois dans sa poitrine. Une pulsion puissante de tendresse. Envie de revenir. Rentrer heureux. Raconter.
Mais ? Qu’est-ce qui secoue sa manche et gigote à côté de lui ? Une boule d’entrain le tire de sa torpeur bienheureuse.
Amalia.
« Papa ! Papa ! Papa ! Papa ! T’avais dit qu’on irait nourrir les moineaux après la sieste ! »